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le pont de branchages qui me traçait ma route et que je devais traverser. J’arrivai ainsi vers le matin au sommet des Cordilières ; autour de moi s’élevaient des pics énormes, les uns infiniment plus hauts encore que le point où je me trouvais, les autres entassés au-dessous de moi, comme les vagues d’un océan devenu solide : le ciel était serein, l’air vif et pur. Ces montagnes si hautes, si brisées de ravins, au pied desquelles je venais de passer, ne m’apparaissaient plus que comme les ondulations d’une mer immense. Ainsi que les grands condors, que je voyais planer au-dessus de ma tête, j’embrassais d’un seul regard toutes ces crêtes désolées, tous ces entassemens de rochers, tous ces plateaux couverts de neige ; je ne pus malheureusement donner que quelques minutes à la contemplation de ce grand spectacle. Mon guide me rappela que l’heure avançait et qu’il était peu prudent d’attendre le milieu du jour sur le sommet des Cordilières : c’est dans l’après-midi, en effet, qu’éclatent les orages épouvantables si communs dans ces montagnes pendant plusieurs mois de l’année. Alors des tourbillons immenses les enveloppent tout entières. Le vent roule et fouette la neige avec tant de force, cette neige elle-même est si épaisse, qu’il devient impossible de rien distinguer à quelques pas seulement devant soi ; tout chemin, tout sentier battu disparaît ; or), n’entend que le bruit saccadé du tonnerre ; on ne voit que la lueur rougeâtre des éclairs qui sillonnent le brouillard de neige fouetté par l’ouragan. J’ai deux fois contemplé de loin ces grandes tourmentes des Cordilières : c’est là un de ces spectacles que l’on n’oublie pas.

J’étais alors à quatorze mille pieds environ au-dessus du niveau de la mer. L’air était tellement raréfié, qu’il suffisait à peine à la respiration ; à chaque instant, les mules elles-mêmes étaient obligées de s’arrêter. On a remarqué que dans l’après-midi cette raréfaction de l’air est encore plus grande que le matin. Elle est même telle alors quelquefois, que l’on a vu des voyageurs rendre le sang par le nez et par les oreilles. Ce qui est infiniment plus commun, c’est un malaise général accompagné de fortes douleurs de tête, de maux de cœur, d’une espèce de mal de mer enfin qui saisit presque tous ceux qui franchissent les Cordilières pour la première fois. C’est ce que les Indiens appellent, soroche ; ils attribuent ce malaise à la raréfaction de l’air et à’ des gaz métalliques que le soleil dégagerait, des montagnes.

Enfin je commençai à descendre. La pente qui mène au versant oriental des Cordilières présente de nombreuses aspérités. Les grandes montagnes ne sont jamais sorties d’un seul jet. À leur sommet comme à leur base, elles se composent d’une multitude d’autres montagnes dont les crêtes en amphithéâtre s’élèvent les unes à la suite des autres, de sorte qu’après avoir descendu jusqu’au fond d’une gorge de plusieurs centaines de pieds, on découvre d’autres hauteurs qu’il faut