Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 6.djvu/912

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tombe quelquefois alors, elle se roule sur la poussière de rage et de douleur. Vains efforts ! la respiration lui manque, les forces l’abandonnent, elle est vaincue. Le gaucho, calme comme un homme qui n’a pas fait autre chose toute sa vie, met pied à terre, s’approche lentement de l’animal dompté sans quitter le laso qui le tient captif, lui jette rapidement son puncho sur les yeux : c’est fini, il en est le maître, il peut en faire ce qu’il veut. Alors commence une autre scène plus animée encore. Il s’agit de monter la mule, de la faire galoper avec son cavalier pour connaître ses allures, car dans ces foires l’acheteur ne peut l’essayer qu’après le marché conclu. Il donne 4 réaux (2 fr. 50 cent.) au gaucho, qui, pour cette modique rétribution, ne craint pas de s’exposer à se faire briser les reins. Pendant que la mule est encore à terre, on lui met un frein très fort dans la bouche ; une sorte de bât à peine recouvert d’un vieux cuir en lambeaux, avec deux cordes passées dans un morceau de bois en guise d’étriers, est jeté sur le dos de l’animal et fortement sanglé. Au moment où, délivrée du laso, la mule se relève encore à demi étourdie, effarée, le gaucho s’élance sur son dos, la presse entre ses deux jambes armées d’immenses éperons en fer, aux molettes larges comme la paume de la main. D’ordinaire, la mule s’arrête un instant, comme étonnée elle-même du poids nouveau qu’elle sent sur ses épaules, du frein qui lui étreint la bouche pour la première fois ; puis, tout d’un coup, se ramassant sur elle-même, elle s’élance par bonds courts et saccadés, se jetant à droite, à gauche, se cabrant, se roulant, se redressant ; mais le gaucho ne la quitte pas : il est aussi calme, aussi inébranlable sur sa selle au milieu de ces bonds effrayans qu’un dandy qui galope au bois de Boulogne doucement porté sur un cheval de manège. Quand la malheureuse bête, fatiguée, épuisée, commence à se calmer sous les efforts victorieux du cavalier, celui-ci lui enfonce ses éperons dans les flancs, il la pousse, il l’excite à son tour, il la lance écumante au milieu de la plaine, où, après avoir couru quelque temps, il revient au galop à son point de départ. Alors il s’arrête enfin, jette de nouveau son puncho sur les yeux de l’animal épuisé, lui passe une corde autour du cou et l’amène à l’acheteur, qui paie les 4 réaux promis. Le gaucho examine sans rien dire la pièce d’argent, comme pour s’assurer qu’elle est de bon aloi, la met dans la ceinture en cuir qu’il porte toujours autour du corps, et remonte impassible sur sa selle, où il attend qu’un nouvel acheteur lui offre bientôt pour un pareil exploit l’occasion de gagner une autre pièce de 4 réaux.

Quand on a vu les dompteurs de chevaux et les joueurs de monte, on connaît les deux spectacles les plus curieux de la foire de Vilque. Rien ne m’y arrêtait plus. Une, excursion, dans les Cordilières n’est complète toutefois que lorsqu’au retour on se dirige vers le Cusco,