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Cette antithèse, qui n’est certes pas non plus une naïveté, se prolonge encore. M. de Lamartine est le Miltiade dont les lauriers troublent le sommeil de M. Hugo. M. Hugo n’a qu’un tort dans cette concurrence, qu’il se croit trop obligé de soutenir : c’est d’être venu et d’être toujours resté le second. Il a beau lutter contre l’évidence qui accuse sa faiblesse et s’essouffler pour atteindre au niveau d’un rival dont la destinée a toujours devancé la sienne ; les forces ne sont point égales, il devrait déjà se l’être assez dit. Il n’accourt jamais que tout juste à temps pour occuper la place dont M. de Lamartine ne veut plus ; il le double, et le double mal. Conservateur lorsque M. de Lamartine eut cessé de l’être, il a été révolutionnaire du moment où M. de Lamartine s’est résigné à paraître embarrassé de la révolution qu’il a faite. On a pu, on a dû être rigoureux envers celui qui fut peut-être le plus coupable auteur de la révolution de février ; ce serait pousser la rigueur jusqu’à l’injustice de ne pas faire toutes les distinctions possibles entre lui et M. Hugo. Je n’en indiquerai pourtant qu’une. Nos modernes génies sont égoïstes comme des dieux païens, et, sur ce fonds commun, on peut toujours les comparer. Le ciel me garde de dire que M. de Lamartine eût allumé le feu dans Rome pour voir brûler la ville éternelle ; seulement, je ne suis pas sûr qu’une fois l’incendie commencé, il ne l’eût point laissé gagner pour avoir plus d’émotion à le contempler et plus d’honneur à l’éteindre ; mais je suis sûr du moins, ou à peu près, qu’il n’eût pas pensé tout d’abord à le mettre en vers. M. Hugo tout d’abord eût demandé sa lyre et du silence.

Non, ces caprices poétiques d’imaginations déréglées ne sont jamais des caprices innocens, et, s’ils n’ont pas l’innocence, ils ont encore bien moins la grandeur à laquelle ils aspirent. Je ne sache rien de plus vexatoire et de plus triste que l’outrage humiliant qu’ils jettent ainsi quotidiennement à la conscience publique. Ce temps où nous sommes est rempli de graves dangers et de souffrances profondes, de ces souffrances contre lesquelles on doit rassembler toute sa force, et, si l’on veut résister jusqu’au bout, se taire en luttant plutôt que se plaindre. Le bon soldat ne crie pas dans les rangs ; il ne crie ni d’ardeur ni de douleur ; muet il se bat, et muet il tombe. Il est dur pourtant d’avoir à porter, en sus des plaies qui tuent, les égratignures qui agacent ; il est malaisé de garder contre les médiocres fléaux cette patience taciturne dont on s’est fait un remède et une loi contre les grands. Lorsque ces mesquines contrariétés reviennent trop souvent à la charge, lorsqu’elles sont assez opiniâtres, assez pernicieuses pour irriter et accroître les vraies misères, on finit par n’y plus tenir, on les prend plus à cœur qu’elles ne méritent ; on se fâche, il faut parler !


ALEXANDRE THOMAS.