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l’autre soir n’aient rien de commun avec ceux du poète athénien, il y a pourtant, dans le succès réitéré de ces petits cadres satiriques, un point d’actualité qu’on ne saurait entièrement négliger. Cette double exagération du théâtre en sens contraire, ces moyens de réussite cherchés tour à tour en deçà et au-delà de ce qui existe officiellement, n’est-ce pas l’emblème de l’inquiétude des esprits, de ce vague mécontentement de la situation présente, également ressenti dans les deux camps, et s’indemnisant de ses regrets ou de ses mécomptes, ici par un sympathique retour vers tout ce qu’on a perdu, là par une aspiration ardente vers tout ce qu’on n’a pas conquis ? C’est à peine si, entre ces deux extrêmes, l’on rencontre, de temps à autre, une inspiration originale, se jouant librement en quelque fantaisie indépendante des préoccupations du moment. Cette rare bonne fortune, le Théâtre-Français semblait nous la promettre en nous annonçant une pièce nouvelle de M. Léon Gozlan : la Queue du Chien d’Alcibiade ! La bizarrerie même du titre, non moins que le nom de l’auteur, faisait pressentir quelque chose de piquant, une friandise de dilettante et de gourmet, un peu paradoxale, un peu recherchée peut-être, mais à coup sûr fort différente des banalités et des fadeurs de tant de prétendues comédies. M. Léon Gozlan a-t-il parfaitement répondu à notre attente ? Nous pourrions dès l’abord lui adresser une légère chicane. C’était, si nous ne nous trompons, pour détourner l’attention qu’Alcibiade coupa la queue de son chien ; c’est au contraire pour l’attirer que le héros de M. Gozlan se livre aux excentricités les plus singulières. Et puis, le paradoxe, cette fois, n’est-il pas allé un peu loin ? La vraisemblance, nous le savons, n’est pas absolument nécessaire au théâtre ; mais n’y a-t-il pas un point où l’invraisemblable devient l’impossible ? Un homme très spirituel, aujourd’hui académicien, nous disait un jour, à propos des chefs-d’œuvre de nos illustres : « Le malheur, c’est qu’on sent toujours, en les lisant, que les choses n’ont pas pu se passer ainsi. » C’est là le défaut ou le tort de la Queue du Chien d’Alcibiade. L’auteur a abusé quelque peu du droit de disposer les événemens à sa guise, de justifier par son dénouement la donnée de sa fable et l’idée de son principal personnage, tant il est vrai qu’au théâtre certaines qualités peuvent devenir des défauts ! Le talent de M. Gozlan est trop personnel, son individualité littéraire trop nettement tranchée ; il s’isole dans ce qu’il invente, et laisse souvent s’établir entre ces inventions et le public des solutions de continuité. Ce que nous disons de l’ensemble de sa comédie peut se dire aussi des détails. De même que, dans cette succession d’incidens à la fois trop imprévus et trop faciles à prévoir, M. Gozlan semble parfois avoir écrit pour lui seul ou pour quelques amis gagnés d’avance à sa manière paradoxale, de même les traits de son dialogue ne sont pas toujours calculés de façon à arriver jusque dans la salle. On dirait qu’ils s’arrêtent en route, ou qu’ils rebroussent chemin, moins sûrs de leur destination que de leur point de départ. Avons-nous besoin d’ajouter qu’en dépit de ces réserves chagrines, il y a encore dans la Queue du Chien d’Alcibiade assez d’esprit, de verve, de montant, de qualités brillantes pour défrayer l’amusement et le succès d’une soirée ? Essayer de le nier, ce serait dépasser, en invraisemblance, même la pièce de M. Gozlan.

Quoi qu’en puissent dire les spirituels imitateurs d’Alcibiade ou du Charlatanisme de M. Scribe, il sera toujours possible de distinguer, au théâtre comme ailleurs, les succès réels des succès factices. Le triomphe légitime que Mlle Alboni