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excuse pour le choix de ce sujet anormal, je pourrais aisément alléguer l’exemple de tant de profonds ou charmans esprits, qui n’ont pas craint de compromettre leur bonne renommée de savans, de poètes, voire de théologiens et de philosophes, dans l’intimité de ces mignonnes et agiles merveilles. Combien ne pourrais-je pas rappeler de traits piquans, de hautes leçons, de pensées frappantes de raison, de caprice ou de poésie, inspirés par les marionnettes aux plus grands écrivains de toutes les contrées et de tous les temps ? J’étonnerai, je crois, quelques-uns de ceux qui me lisent, en inscrivant en tête de cette liste de glorieux patronage Platon, Aristote, Horace, Marc-Aurèle, Pétrone, Galien, Apulée, Tertullien, et, parmi les modernes, Shakspeare, Cervantes, Ben Jonson, Molière, Hamilton, Pope, Swift, Fielding, Voltaire, Goethe, Byron. Enfin (et ces récens souvenirs m’auraient suffisamment protégé), on sait quelles fines et riches arabesques ont tracées à l’envi sur ce léger canevas quelques-uns de nos plus spirituels contemporains, et à leur tête Charles Nodier, l’ingénieux secrétaire de la Reine des songes, l’assidu dilettante du boulevard du Temple, l’ami déclaré, que dis-je ? le compère, l’admirateur passionné de Polichinelle ; mais, en réveillant, un peu à l’étourdie, ces trop brillans et trop poétiques souvenirs, ne vais-je pas m’attirer une objection plus forte, ou du moins plus spécieuse que celle que j’ai cru devoir d’abord écarter ? Ne va-t-on pas me taxer d’outrecuidance, pour oser porter la vue sur un sujet aussi élevé, et sur lequel des écrivains d’une si rare distinction ont laissé la fraîche empreinte de leur passage ? Aussi me garderai-je bien, soyez-en sûr, de m’aventurer sur leurs traces : Je n’ai point la fatuité de vouloir mettre (comme auraient dit les Grecs) le pied dans la danse de ces beaux génies[1]. Je sais trop ce qui me manque pour agiter après eux avec succès les grelots de cette marotte. À lui seul, notre inimitable ami, le docteur Néophobus, si proche parent du spirituel Jonathan Swift, a épuisé tout ce que la fantaisie moderne pouvait répandre de fine et souriante ironie sur les marionnettes petites et grandes. Force était donc de me tracer un plan tout autre et plus modeste. Je me propose tout uniment d’écrire, à l’exemple du bon père Lupi[2], mais sur un plan moins restreint, l’histoire des comédiens de bois, non-seulement chez les anciens, mais au moyen-âge et chez les nations modernes, histoire qui ne peut, je le sais, avoir quelque

  1. Cette énergique locution proverbiale témoigne de toute l’importance qu’on attachait à la choragie en Grèce. Voyez Plutarch., Symnpos., liv. V, quœst. I, Op. t. II, p. 673, D.
  2. Le savant jésuite Mariantonio Lupi a écrit une bonne, mais trop brève dissertation sur les marionnettes des anciens : Sopra i burattini degli antichi, insérée dans le tome second du recueil de ses Dissertazioni, lettere ed altre operette, publié en deux volumes in-4o par Zaccaria, p. 17-21. Cette dissertation a été traduite dans le Journal étranger, vol. de janvier 1757, p. 195-205.