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insuffisans. Il y a là, en effet, des industries qui se meurent, et la détresse des ouvriers n’est que la conséquence de la ruine des fabricans. L’objet de l’industrie est de transformer une matière brute en une matière ouvrée, et la valeur de la matière brute s’accroît en proportion de la difficulté et de l’étendue de la transformation qu’elle a subie. Une livre de coton entre les mains de tel filateur voit sa valeur centuplée, et, quand de ses mains elle a passé dans celles du tulliste, elle vaut mille fois ce qu’elle valait en arrivant à Liverpool. Pour le filateur qui centuple la valeur du coton qu’il emploie, une augmentation d’un centime à la livre dans le prix de la matière première est chose presque indifférente. Il n’en est point ainsi pour les industries qui n’ajoutent à la matière brute que trois ou quatre fois sa valeur première ; la moindre variation dans le prix du coton produit pour elles une crise. Voilà plusieurs années consécutives que la récolte du coton manque aux États-Unis, et que le prix de la matière brute augmente graduellement. Or, à quelle condition les industriels du Lancashire ont-ils conquis le marché de l’Inde à leurs cotonnades grossières ? A la condition de vendre à moindre prix que le tisseur indien, — qui récolte du coton à sa porte, mais un coton de mauvaise qualité, — et que l’industriel américain, qui bénéficie de la différence entre les frais de transport de Charlestown à Boston ou de Charlestown à Liverpool. — Voici maintenant que les Américains établissent des manufactures dans les états même qui produisent le coton, et annulent ainsi les frais de transport. On doit comprendre que cette double circonstance de l’accroissement progressif du prix de la matière première et de l’apparition de rivaux placés dans des conditions exceptionnelles a dû jeter une perturbation profonde dans une industrie qui se voyait déjà disputer son marché de très près. Les manufacturiers anglais reconnaissent que l’Angleterre doit désormais se restreindre à la fabrication des cotons fins, et que ceux qui voudront continuer la lutte sur un autre terrain succomberont infailliblement. En quoi la société anglaise peut-elle être responsable des souffrances que va créer cette révolution industrielle ?

On a droit d’être surpris que M. Ledru-Rollin ait laissé subsister dans son livre tant de déclamations contre le capital et contre l’exploitation du travail par le capital, après avoir raconté lui-même une conférence récente entre certains fabricans de Manchester et leurs ouvriers, qui réclamaient une augmentation et qui se convainquirent par eux-mêmes qu’au taux où les fabricans étaient obligés de vendre pour soutenir la concurrence, toute augmentation de salaire porterait non pas sur leur gain, mais exclusivement sur leur capital. En ce cas du moins, il n’y avait de la part du capital ni tyrannie ni exploitation. Croit-on qu’aucune des industries françaises ne soit dans une situation semblable ?