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une conversation déjà commencée… » Puis il revient de Rome, nommé, par une faveur très spéciale et malgré une conduite diplomatique assez puérile, ministre en Valais. Il se présente aux Tuileries la veille de la condamnation du duc d’Enghien… « A mesure, dit-il, que Bonaparte s’approchait de moi, je fus frappé de l’altération de son visage : ses joues étaient dévalées et livides, ses yeux âpres, son teint pâle et brouillé, son air sombre et terrible. L’attrait qui m’avait précédemment poussé vers lui cessa. Au lieu de rester sur son passage, je fis un mouvement pour l’éviter. Il me jeta un regard comme pour chercher à me reconnaître, dirigea quelques pas vers moi, puis se détourna et s’éloigna. Lui étais-je apparu comme un avertissement ? » Enfin le crime est consommé, et M. de Chateaubriand, par un acte de grand courage, dont il se vante à bon droit, envoie sa démission motivée au meurtrier, déjà despote et qui allait devenir souverain. Mais écoutez la réflexion : « En osant quitter Bonaparte, je mnie plaçais à son niveau ; il était animé contre moi de toute sa forfaiture, comme je l’étais contre lui de toute ma loyauté. Jusqu’à sa chute, il a tenu le glaive suspendu sur ma tête ; il revenait quelquefois à moi par un penchant naturel, et cherchait à me noyer dans ses fatales prospérités ; quelquefois j’inclinais vers lui par l’admiration qu’il m’inspirait, par l’idée que j’assistais à une transformation sociale, non à un simple changement de dynastie ; mais, antipathiques sous beaucoup de rapports, nos deux natures reparaissaient, et s’il m’eût fait fusiller volontiers, en le tuant je n’aurais pas senti beaucoup de peine. » Puis suit cette phrase, qui n’a qu’une explication possible, mais dont l’orgueil même de l’écrivain paraît s’être embarrassé, car il l’a tournée en termes énigmatiques : « La mort fait ou défait un grand homme ; elle l’arrête au pas qu’il allait descendre ou au degré qu’il allait monter : c’est une destinée accomplie ou manquée. Dans le premier cas, on est à l’examen de ce qu’elle eût été ; dans le second, aux conjectures de ce qu’elle aurait pu devenir. »

Sera-ce maintenant une interprétation forcée de donner à tout ceci un sens qui, à nos yeux, n’est pas douteux ? Voici, suivant nous, la pensée que M. de Chateaubriand nous a laissé à compléter. À bon entendeur demi-mot. Le XIXe siècle a vu naître deux hommes placés au même niveau : Bonaparte et Chateaubriand. Ces deux hommes se sont cherchés, repoussés, attirés, consultés tout le temps de leur existence commune. Quand leurs regards se sont rencontrés par hasard, ils ont éprouvé l’un et l’autre un coup et un contre-coup, une attraction et une répulsion magnétiques. On sait ce que l’un a été ; on ne sait pas ce que l’autre aurait pu être, si son égal ne lui avait fait obstacle ; la vie de l’un complète, explique celle de l’autre, et voilà pourquoi, pour que le tableau soit exact, il faut les mettre toutes les deux en pendant et en parallèle.

Comme les mêmes faits pourtant frappent diversement la diversité