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dans le cimetière, cherchant leurs tombes ; il y rencontre son frère Pierrot, qui n’a point quitté le village, et qui a mené doucement son utile existence, en cultivant son champ ; il y a là une scène fort touchante et une belle opposition. L’auteur est un peu retombé dans le roman banal en faisant retrouver ensuite à Edmond sa bienfaitrice, Mme Parangon, qui lui pardonne, le console, et consent même à l’épouser ; mais, le jour même du mariage, il est renversé par une voiture qui lui passe sur le corps.

On voit que l’auteur ne s’est pas ménagé en se peignant sous le personnage d’Edmond. Il est certain qu’il a lui-même exagéré les traits du personnage pour le rendre plus saisissant, et qu’il ne se jugeait pas digne de la punition qu’il suppose. Toutefois on reconnaît bien dans Edmond le fond même du caractère qui se trahit dans M. Nicolas, c’est-à-dire une sorte de faiblesse présomptueuse qui infirme singulièrement les prétentions philosophiques du disciple de Gaudet d’Arras. Jamais Edmond ne peut rencontrer la force morale nécessaire pour résister au malheur ou à l’abjection ; contraint à chaque instant d’avouer sa faiblesse, il ne s’adresse qu’à la pitié ou à ce sentiment qui lui fait mille fois répéter : « J’ai voulu peindre les événemens d’une vie naturelle et la laisser à la postérité comme une anatomie morale ; » il se fait un mérite de sa hardiesse « à tout nommer, à compromettre les autres à les immoler avec lui, comme lui, à l’utilité publique. » Jean-Jacques Rousseau, selon lui, a dit la vérité, mais il a trop écrit en auteur. Il ne le loue que d’avoir tiré de l’oubli et fait vivre éternellement Mme de Warens ; il fait remarquer à ce propos le rapport qui existe entre Mme Parangon, s’applaudissant d’avoir célébré cette dernière et rapporté, sous des noms supposés, ses aventures avec elle dans le Paysan perverti, publié en 1775, avant les Confessions de Rousseau. « Ne vous indignez pas contre moi, ajoute-t-il, de ce que je suis homme et faible ; c’est par là qu’il faut me louer, car, si je n’avais eu que des vertus à vous exposer, où serait l’effort sur moi-même ! Mais j’ai eu le courage de me dévêtir devant vous, d’exposer toutes mes faiblesses, toutes mes imperfections, mes turpitudes, pour vous faire comparer vos semblables à vous-mêmes… On croit, ajoute-t-il, s’instruire par les fables : eh bien ! moi, je suis un grand fabuliste qui instruit les autres à ses dépens ; je suis un animal multiple, quelquefois rusé comme le renard., quelquefois bouché, lent et stupide comme le baudet, souvent, fier et courageux comme le lion, parfois fugace et avide comme le loup… » L’aigle, le bouc ou le lièvre lui fournissent encore des assimilations plus ou moins modestes ; mais quelle est donc cette singulière philosophie qui, sous prétexte de vivre selon la nature, abaisse l’homme au niveau de la brute ; ou plutôt ne l’élève qu’à la qualité d’animal multiple ?