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rance profonde des Persans sur leur propre histoire, je ne m’en plaisais pas moins à consulter les rares visiteurs que le hasard amenait auprès de nos tentes. Dans notre vie monotone et solitaire, tout faisait événement, et la venue d’un étranger était une précieuse distraction. Aussi ces Persans, quand ils étaient polis et discrets, étaient-ils les bienvenus. Je dois dire que presque toujours j’avais à me louer de leur discrétion comme de leur politesse. Pourtant je me rappelle à ce propos une exception qui mérite d’être notée comme un des plus curieux incidens de mon séjour à Persépolis.

Un jour, une de ces grandes tribus nomades qu’on appelle Kara-Tchâder ou tentes noires (nom qu’on leur donne à cause de la couleur noire de leurs tentes) suivait le chemin peu frayé qui passe au pied des murs de Tâkht-i-Djemchid. La tribu, fuyant l’hiver qui arrivait, émigrait des plaines de la Perse septentrionale, et allait chercher dans le sud de nouveaux pâturages sous un climat plus doux. Elle était numériquement très importante, et traînait à sa suite plusieurs troupeaux. De nombreux chameaux portaient, assis sur les tentes et les bagages de toutes sortes, les femmes et les enfans. Les hommes marchaient à pied à côté, un bâton à la main, le fusil soutenu à l’épaule par la bretelle. Quelques-uns d’entre eux, des jeunes gens, s’étaient séparés de la caravane, avaient gravi le grand escalier et étaient venus visiter en passant le trône de Djemchid. Après avoir échangé avec moi quelques paroles, ils m’avaient quitté. Je les croyais partis, quand, regagnant ma tente, j’en vis quelques-uns groupés autour de mon compagnon, M. Coste, qui levait un plan, et qui était très contrarié en ce moment de leurs importunités. Je criai à notre goulâm, qui était à côté de M. Coste, de faire ranger ces gens et de les renvoyer au besoin. Je n’eus pas plus tôt donné cet ordre, que je me vis coucher en joue par un de ces misérables, qui me lâcha un coup de fusil à moins de vingt pas. Sa balle ne passa pas loin, et alla faire un trou dans le mur derrière moi. Je sautai sur les fusils de nos hommes de garde ; mais, par une fatalité, ou plutôt par un excès de soin, ceux-ci avaient retiré l’amorce afin qu’elle ne se mouillât pas. Aucune de ces armes n’était en état de faire feu, et, pendant le temps que je mettais ainsi à en chercher une, l’homme qui avait tiré fuyait avec ses camarades en rejoignant le gros de la tribu, qui déjà était loin.

Cependant je ne voulais pas laisser impunie cette lâche agression, et, m’emparant d’un sabre, je me mis à courir avec deux de mes hommes à la poursuite de celui qui s’en était rendu coupable. Il avait trop d’avance sur moi. Après avoir couru ainsi près d’un kilomètre, voyant que je n’avais à pied aucune chance de l’atteindre, je résolus de me venger au hasard sur sa tribu ; je saisis le premier chameau que je vis passer portant une lourde charge, et, malgré l’opposition de