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par les bénédictins et par les templiers. Des digues défendent les terres contre les eaux, qui sont recueillies dans des contre-booths et conduites vers la mer. De loin en loin, des espèces d’étangs soigneusement enclos reçoivent le trop plein des eaux pendant l’hiver, et deviennent, en été, des réserves pour l’irrigation des prairies. Chaque champ est de plus entouré d’une douve profonde ombragée de frênes et communiquant avec les contre-booths. C’est de ce vaste système circulatoire que dépendent la fertilité et l’existence même des marais desséchés. Les propriétaires se réunissent annuellement pour nommer un maître des digues, qui veille aux travaux d’art, un syndic chargé de faire exécuter les délibérations, et un caissier-archiviste préposé à la comptabilité et à la garde des titres.

Le sol des desséchemens est une glaise bleuâtre, appelée bri, que recouvre une couche limoneuse tellement féconde, que l’usage des engrais est inconnu dans tout le Marais. La mer a autrefois recouvert ces terrains, comme le prouvent les quilles de vaisseaux enfouies dans les champs et les montagnes d’huîtres hautes de quarante-cinq pieds qui se dressent aux environs de saint-Michel-en-l’Herm.

Nous étions à la fin du mois de septembre ; le soleil couchant illuminait le chaume des sillons, qui, déjà entremêlé d’une herbe courte et verte, s’étendait, à droite et à gauche, comme un tapis rayé. Les nuages, chassés par une brise d’est, projetaient, à chaque instant, de grandes ombres sur ces espaces lumineux, tandis qu’un brouillard transparent, et pour ainsi dire tamisé, estompait l’horizon. Le desséchement entier était partagé en larges compartiments dont l’eau et le feuillage dessinaient les contours. Çà et là, des laboureurs tendaient péniblement le bri des guérets, au moyen d’une lourde charrue sans avant-train. Les friches étaient couvertes d’innombrables troupeaux de chevaux, de bœufs et de moutons. Fait-Tout m’assura que la plupart de ces troupeaux n’avaient jamais eu d’autre toit que le ciel. Quand les hivers étaient rigoureux et que l’herbe disparaissait, on leur apportait du fourrage à la friche. Mon œil cherchait, parmi ces chevaux galopant librement au milieu des roseaux, le coursier de Mazeppa, « farouche comme le dame des forêts et ayant la vitesse de la pensée ; » mais leurs formes lourdes et leur sauvagerie pacifique s’opposaient à toute poétique illusion.

Nous étions arrivés à une chaussée du haut de laquelle mon compagnon me montra la cabane de Blaisot, bâtie au bord d’un grand canal ; de l’autre côté s’élevait celle du Fier-Gas. Mon conducteur me dit qu’il avait promis d’y passer pour avertir que le jeune homme serait retenu à Marans jusqu’au lendemain.

— Je vois justement quelqu’un, ajouta-t-il, qui vous conduira, pendant ce temps-là, chez Jérôme.