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du mot. Elles ont à peine quelques lignes de saillie, mais l’effet est si bien calculé, les lois de la perspective si fidèlement observées, que l’œil se laisse abuser et ne songe pas à en mesurer l’épaisseur réelle. Il y a tant de souplesse dans tous les mouvemens, tant de grace et d’abandon dans les attitudes, que le spectateur contemple ces nymphes et ces tritons comme des personnages doués de vie. Il règne dans toutes les lignes une harmonie si puissante, si bien entendue, qu’il serait impossible d’y rien changer sans blesser le goût et le bon sens. Cependant, je dois l’avouer, et cet aveu n’enlève rien à mon admiration, les nymphes me paraissent très supérieures aux tritons. Le génie de Jean Goujon, malgré ce que j’ai dit de la force empreinte dans les caryatides, comprend mieux la grace que l’énergie. Sous son ébauchoir, la nature virile s’effémine trop souvent, et rappelle l’élégante mollesse d’Antinoüs. C’est la femme surtout qui excite, qui anime, qui enflamme l’auteur de la Diane ; c’est pour la femme qu’il réserve et qu’il dépense toutes les ressources de sa féconde imagination ; c’est pour elle qu’il épuise ses trésors de savoir et d’habileté. En voyant la prodigieuse élégance que Jean Goujon a donnée à toutes ses nymphes, on se prend à regretter le silence des contemporains sur l’artiste éminent qui nous a transmis les traits de la duchesse de Valentinois. On voudrait savoir quel modèle a posé devant lui ; on voudrait connaître la Fornarine dont le souvenir ou la présence guidait son ciseau, et ce regret se conçoit d’autant mieux, ce désir est d’autant plus vif, qu’on retrouve dans toutes les nymphes de Jean Goujon, comme dans toutes les madones de Raphaël, un type uniforme ou très légèrement varié. Si l’expression des têtes n’est pas toujours la même, la forme du corps est rarement modifiée. Les doctrines de l’école florentine suffisent-elles à expliquer la permanence de ce type éternellement reproduit ? J’ai peine à le croire. Assurément le nom de la femme qui inspirait Jean Goujon n’ajouterait rien à notre admiration pour la Diane, pour les nymphes, dont l’immortelle jeunesse nous éblouit et nous enchante, et cependant notre curiosité n’a rien de puéril. La Fornarine inconnue de Jean Goujon, si son nom nous était un jour révélé, nous intéresserait en raison du génie de son amant, comme Aspasie nous intéresse à cause de Périclès.

Quel que soit le nom du modèle dont l’image s’est multipliée sous le ciseau de Jean Goujon, je ne me lasse pas d’admirer les nymphes de cette gracieuse fontaine. L’œil ne peut souhaiter rien de plus élégant, rien de plus voluptueux, et pourtant ces adorables figures demeurent chastes dans leur splendide nudité. Nulle pensée lascive, pas un rêve ardent ne s’éveille dans l’imagination du spectateur, et c’est là, selon moi, le triomphe du génie et de l’art. La beauté, telle que la comprend, telle que l’exprime Jean Goujon, est tellement élevée, tellement idéalisée,