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des compagnies d’ouvriers ou dans l’artillerie et le génie, ils oublient leur métier ; la vie de caserne leur en enlève le goût. La plupart se ressentent tout le reste de leurs jours de cette longue interruption. C est pour le développement de la richesse nationale un incalculable dommage[1].

Que proposez-vous ? me dira-t-on. Il est impossible de passer immédiatement de la conscription à l’enrôlement volontaire ; ce serait la ruine de nos finances. Pour l’armée de terre en particulier, on aurait à opérer sur une si grande masse, qu’il est indispensable d’y mettre du temps, et ici le problème militaire se complique de questions de politique intérieure et de politique extérieure.

Pour ce qui est de la politique extérieure, ne perdons pas de vue que la France est depuis soixante ans le grand agitateur de l’Europe ; c’est elle qui a mis à la mode les grands armemens. Ses torts à cet égard datent au moins de Louis XIV ; ils ont eu leur source alors et depuis dans l’orgueilleux désir de dominer l’Europe. Nos grands déploiemens de forces par terre et par mer ne seraient motivés que si nous étions menacés, et nous ne le sommes pas[2]. Si la France cessait d’inquiéter l’Europe, le désarmement général deviendrait possible. Le jour où la nation française aurait réussi à bien rassurer les puissances sur ses intentions, il lui serait facile d’avoir cent mille hommes de moins sous les drapeaux.

Les haines nationales s’éteignent ; les événemens qui ont marqué les trois dernières années, de quelques scènes cruelles qu’ils aient été mêlés, doivent, à moins que la civilisation ne se laisse fourvoyer comme un enfant par l’astuce de ses ennemis, être le point de départ de grands changemens dans la politique extérieure de tous les états de l’Europe. Quand on a secoué les traditions féodales pour passer aux doctrines de la liberté et d’une justice égale pour tous, on est près d’être bienveillant et équitable même pour le prochain qui est de l’autre côté de la frontière. La division et la jalousie guerrière de nation à nation sont d’essence féodale. Aujourd’hui donc on est, à bien plus forte raison, autorisé à répéter la prédiction consolante que faisait M. Cousin, dix-huit mois avant la révolution, quand il parlait en

  1. Je dois reconnaître aussi que les règlemens relatifs à l’inscription maritime sont exécutés depuis quelques années avec une équité bienveillante qui en adoucit la rigueur. Des abus pareils à celui que nous avons cité, d’après M. Lepomellec, ne se verraient plus ; mais on a beau y mettre des ménagemens, l’inscription est un débris du régime des corporations, et ce régime est aboli sans retour depuis 1789.
  2. Même de 1830 à 1848, malgré tout ce que l’opposition avait fait accroire au public, nous étions une nation menaçante plutôt que menacée, plus, à la vérité, par le sentiment public que par la volonté et l’action du gouvernement. Celui-ci se contentait d’être digne, mais il n’y manquait pas. J’en appelle aux vainqueurs de février, qui lurent avec tant d’étonnement les dépêches toutes fraîches encore dans les cartons des affaires étrangères.