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de boire à ma calebasse ; mais allongez le bras, que je vous verse une goutte de rhum dans le creux der la main… D u rhum ! cela vous fait faire la grimace, n’est-ce pas ? Prenez toujours, mouillez-vous seulement les tempes et le bout des lèvres. — Et elle fit machinalement ce qu’il lui disait.

Surpris et heureux de la voir si docile à ses conseils, le grand Canadien contemplait avec sollicitude la jeune fille. Il était près d’elle à genoux, tête nue, ses longs cheveux noirs flottaient sur ses joues bronzées un chevreuil eût passé à quinze pas de lui qu’il ne l’eût pas même remarqué ; mais quand les yeux de Marie, se rouvrant à la lumière, rencontrèrent les siens, il se leva tout à coup : — Maintenant, mademoiselle, à cheval, s’il vous plaît, et allons rejoindre votre père.

Et il marcha devant elle, tenant la bride de l’animal fatigué qu’elle ne se trouvait point encore en état de conduire elle-même. Ils cheminèrent ainsi lentement sur les bords du lac le grand Canadien foulait les ronces d’un pas hardi et écartait les lianes avec ses mains, comme s’il se fût tracé une route parmi les blés et les bluets. De temps en temps il se tournait vers la jeune créole, cherchant à la rassurer par son regard. À ce moment-là, Marie ne reconnut plus ce jeune homme fantasque et sauvage qui lui prêtait à rire par ses façons et l’impatientait par son calme indifférent. Elle se sentait protégée par lui ; il lui apparaissait comme un guide compatissant et respectueux qu’elle pouvait suivre en toute confiance. Dès qu’ils approchèrent du planteur, Antoine remit les rênes à la jeune fille et se plaça derrière le cheval.

— Quoi, Marie ! vous ici ? s’écria le colon en voyant paraître sa fille.

— Mon père, grondez-moi, je le mérite, répondit Marie ; mais auparavant remerciez M. Antoine ; il a quitté, pour me conduire près de vous, la plus belle station qu’un chasseur puisse choisir… - Et tandis qu’elle racontait à son père ce qui venait de se passer, le grand Canadien, fort embarrassé de sa personne, nettoyait silencieusement la batterie de sa carabine.

Le planteur, Antoine et Marie prirent sur l’herbe, au bord d’une source, un repas dont ils avaient besoin tous les trois après les fatigues et les émotions de la journée. Quand ils furent prêts à se remettre en route pour regagner l’habitation, Marie ne put s’empêcher de se jeter au cou de son père en s’écriant avec angoisse : — Où serais-je maintenant, mon Dieu ! si je ne vous avais pas retrouvés ?

— Perdue, perdue pour toujours ! dit le planteur. Celui qui s’égare dans les bois ne tarde pas à être saisi de vertige… Il erre long-temps au hasard et presque sans changer de place ; il mêle ses propres traces, s’enfermant ainsi dans un dédale d’où il ne peut plus sortir. La fatigue l’accable, son cerveau s’exalte, le désespoir s’empare de lui…