Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 7.djvu/406

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Et les loups, et les ours !… Oh ! mon Dieu ! j’ai peur ici ; partons, partons vite !… Comment pouvez-vous tant aimer ces vilains bois, monsieur Antoine ? — En achevant ces paroles, Marie remonta à cheval. Antoine ouvrait la marche ; il portait, suspendus à sa ceinture, trente et quelques canards d’espèces diverses, trophées de la chasse du matin. Ainsi affublé, il ne ressemblait pas mal aux sauvages fabuleux que les anciennes estampes représentent vêtus d’un court jupon bouffant composé d’une masse de plumes de toutes couleurs. Son pas n’avait rien perdu de son élasticité habituelle ; on sentait que la marche ne pouvait fatiguer un homme de sa trempe. Le planteur, au contraire, traînait la jambe et suivait avec peine le cheval que sa fille conduisait le plus lentement possible. — Je n’entreprendrai jamais de pareilles courses, disait-il en s’essuyant le front, sans me faire accompagner de deux ou trois noirs pour porter mon fusil et mon attirail de chasse.

La pirogue ne repassa que le surlendemain. Antoine demeura donc un jour encore chez le planteur. Il trouva ce temps moins long qu’il ne l’avait cru, et ne fit point trop la mine à la jeune fille qui avait, par son imprudence et son étourderie, compromis le succès de sa grande chasse aux canards.


IV

Le planteur aimait la franchise et la naïveté un peu rude du grand Canadien. Il ne renonçait point à l’espoir de l’attirer un jour auprès de lui et de l’associer à ses travaux. — Antoine est l’homme qui me convient pour diriger mes plantations, disait-il souvent à sa fille ; dans le pays, on le traite de sauvage, parce qu’il a des dehors brusques et impétueux, et moi je le crois moins difficile à civiliser que son frère : celui-là est un fainéant et un flâneur qui ne songe qu’à se divertir. Par malheur, la société d’un pareil hôte n’a rien d’agréable pour une jeune fille, et je n’ose l’inviter à nous venir voir aussi souvent que je le voudrais. C’est dommage, mon enfant, car avec nous il ne tarderait pas à s’adoucir. — Marie répondait que la présence du Canadien ne lui causait ni plaisir ni déplaisir, et qu’elle n’entendait en aucune façon gêner ou entraver les projets de son père.

Antoine allait donc assez fréquemment rendre visite au planteur, et celui-ci, pour l’engager à revenir, lui demandait toujours quelque belle pièce de gibier, dinde ou chevreuil. De son côté, Marie, qui aimait à varier ses parures, le priait d’apporter des ailes d’étourneau[1] et des plumes de cygne avec lesquelles elle savait composer des coiffures

  1. L’étourneau de la Louisiane (le rice bird des Américains) porte à la naissance de l’aile, une épaulette d’une belle couleur rouge.