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Le peintre, dirigé sans doute par la docte abbesse (car le manuscrit est du temps même où elle vivait), n’a pas cru pouvoir rendre par un emblème plus expressif la pensée de Salomon et d’Herrade sur la vanité de l’homme qu’en nous montrant le roi de la création soumis à l’action d’un fil de marionnette. En effet, sur un étroit plancher sont posés deux petits hommes armés de pied en cap, que deux bateleurs font combattre et mouvoir à leur gré, au moyen d’un fil qui se croise et dont chacun tire un bout à soi. La pensée de cette miniature prouve non-seulement que le jeu des marionnettes existait durant l’époque féodale, mais qu’il était d’un usage assez commun pour offrir alors, comme chez les anciens et dans les temps modernes, un symbole parfaitement clair et intelligible à tous.

Quant aux personnages que l’artiste a mis en jeu, le choix qu’il a fait de deux chevaliers confirme mon opinion sur le répertoire habituel des marionnettes. Il était tout simple en effet qu’au XIIe siècle la peinture ou la parodie d’un duel ou d’un tournoi fût le spectacle le plus assuré de plaire aux châtelains et aux châtelaines, ainsi qu’à la foule de leurs vassaux.

Au-dessous de nos deux pantins, on lit cette seconde et plus mélancolique paraphrase du fameux verset de Salomon.

Unde superbit homo, cujus conceptio culpa,
Nasci poena, labor vita, necesse mori ?
Vana salus hominis, vanum decus, omnia vana ;
Inter vana nihil vanius est homine.
Post hominem vermis, post vermem fit cinis, eheu !
Sic in non hominem vertitur omnis homo[1].

Ces lugubres distiques, placés au-dessous d’une danse de marionnettes, ne sont-ils pas comme la contre-partie chrétienne du canticum lémurique du banquet de Trimalcion ?

Quant au procédé mécanique que cette miniature nous révèle, il diffère entièrement de ce que nous avons vu jusqu’ici. Les mains qui font mouvoir les deux statuettes ne sont pas cachées ; elles tirent les fils, non dans le sens perpendiculaire, mais dans la direction horizontale. C’est le premier exemple que nous ayons rencontré d’une pareille disposition des fils. Nous ne savons si elle a commencé au moyen-âge ; mais elle s’est assurément prolongée bien au-delà. En effet, dès les premiers pas que nous allons faire dans les temps modernes, nous trouverons en Italie un procédé fort semblable en possession de l’admiration du vulgaire et même des savans.

  1. Herrade, avant Bossuet, nous montre l’homme réduit à « ce je ne sais quoi qui n’a plus de nom dans aucune langue. »