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ajouté récemment un volume à ses fraîches peintures de la forêt Noire ; c’est lui-même qui doit répondre à nos doutes.

Ce volume de M. Auerbach, qui contient trois longues histoires, les Repris de justice, la Femme du professeur et Lucifer[1], nous montre sous le même aspect l’habile talent du narrateur. C’est un style net, c’est un vrai sentiment du récit, ce sont de vives ébauches de la nature rustique. Pourquoi faut-il, hélas ! que l’inspiration de l’écrivain ait si complètement changé ? Dans ses premières scènes, l’auteur d’Ivan et du Tolpatsch évitait avec le soin le plus scrupuleux tout ce qui pouvait ressembler à de la déclamation ; il tenait surtout à ne pas faire une œuvre de parti, et, loin de glorifier ses paysans de la forêt Noire aux dépens des classes supérieures, il mettait en relief leurs vertus et leurs vices avec une impartialité singulière. On eût dit qu’il était préoccupé avant tout de l’éducation, du perfectionnement moral de cette petite commune dont il connaissait si bien les plus modestes membres. De là, je ne sais quelle grace sérieuse qui transfigure la familiarité de ses tableaux. Une pensée toute différente anime les nouvelles scènes de village ; les Repris de justice, la Femme du professeur et Lucifer ne réussissent pas à dissimuler, malgré toute l’habileté de la forme, les thèses malencontreuses que le conteur veut défendre. Les Repris de justice sont deux condamnés qui, au sortir de prison, veulent gagner honnêtement leur vie ; or le passé pèse sur eux, et mille difficultés leur font obstacle. Il y avait là matière assurément à des peintures habiles ; C’était surtout une occasion pour M. Auerbach de donner de salutaires conseils aux paysans de sa commune, de les rendre plus indulgens pour le repentir, et de faciliter ainsi aux repris de justice la réhabilitation morale que ces malheureux poursuivent. Au lieu de cela, qu’a fait M. Auerbach ? Il nous représente une jeune fille qui, après avoir été injustement emprisonnée, chante du matin au soir dans son village, et se livre à une gaieté folle ; quant à son compagnon, Jacob, enfermé pendant six ans dans une prison cellulaire, soumis au régime, du silence absolu, il est comme ahuri par sa punition même, et le jour où il est admis au service chez l’hôtelier du village, ses brusques réponses et ses allures sinistres sont pour tous un sujet d’effroi. On comprend qu’ils inspirent tous deux une médiocre confiance aux braves gens qui voudraient les ramener dans le droit chemin. Ce sont eux pourtant, Jacob et Madeleine, qui sont les héros de l’histoire. De plus, Jacob avec son air hébété est là comme une protestation vivante contre les prisons cellulaires ; singulière thèse, en vérité, qui vient sans cesse détruire la sincérité du tableau, et substitue aux naïves

  1. Scènes de village de la forêt Boire, nouvelle série (Shwarzwalder Dorfgeschichten, neue Folge), par M. Berthold Auerbach ; Mannheim, 1849