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chacun des individus qui composent ce qu’on nomme le peuple n’est-il pas homme, et n’a-t-il pas par conséquent des facultés à exercer, l’espace à mesurer, le temps à remplir ? Mais s’il revendique des droits en dehors de cette loi même de sa vie et de son être, s’il en vient à vouloir s’imposer en sa qualité d’homme du peuple, il tombe immédiatement dans l’erreur et le mal.

Oui, le bourgeois, c’est l’homme moderne. Depuis trois cents ans, la civilisation marche en harmonie avec lui, et même grace à lui. Tous les phénomènes historiques qui se sont manifestés, c’est lui qui s’en est emparé, c’est lui qui les a fixés, qui a fait de ces phénomènes des lois, de ces accidens des règles, de ces faits des idées, de ces événemens des institutions. Tous les faits qui se sont succédé depuis Luther jusqu’à nos jours ont avec la bourgeoisie je ne sais quelle corrélation mystérieuse, et à son tour la bourgeoisie y a reconnu son esprit et les a adoptés. Toute l’histoire de ces trois derniers siècles est comme un miroir où la bourgeoisie a vu sa physionomie reproduite de mille et mille façons différentes. Qui peut nier que le protestantisme, dans toutes ses variétés, n’ait un rapport secret avec la manière de penser de la bourgeoisie, avec sa manière de vivre, avec sa manière de comprendre la religion et le christianisme ? Qui peut nier que les institutions modernes, administration, jury, représentation parlementaire, ne soient pas en harmonie avec sa manière de comprendre le gouvernement et la justice ? Ce qui constitue le bourgeois, c’est l’énergie individuelle, c’est la volonté, c’est encore la croyance au jugement privé, à l’infaillibilité de la conscience. On peut dire beaucoup de choses sur tout cela, on peut blâmer ou approuver ; n’importe, tout cela existe, et n’existe que dans la bourgeoisie, que cela soit bon ou mauvais. Or, protestantisme, jury, science administrative, régime parlementaire, tout cela est en puissance et a son origine dans les facultés constitutives de la bourgeoisie. C’est pourquoi ses droits politiques ne peuvent pas être niés ; ils résultent de sa puissance sociale et des vertus individuelles qu’elle a montrées dans les luttes de la vie ; ils résultent des richesses qu’elle a poursuivies et qu’elle a su atteindre. Toute la société moderne est sortie d’elle, ou du moins s’est merveilleusement accordée avec elle, avec sa nature, avec ses mœurs et ses pensées. Bien plus, quel est le signe caractéristique qui fait reconnaître une classe capable de gouverner ? C’est lorsqu’elle crée dans la société, en dehors des institutions existantes, en dehors des lois, un fait, une réalité au moyen de laquelle elle puisse s’emparer de toutes les forces d’un pays, les absorber, leur commander, les discipliner. Or la bourgeoisie a créé cette réalité ; elle a créé l’industrie. L’industrie est le plus puissant moyen d’action de la bourgeoisie ; c’est i’industrie qui remplace pour elle la guerre, l’art, le courage militaire, et tous