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le Boutparc enfin, derrière lequel était son vallon. Il voulut faire partager son enthousiasme à l’abbé Thomas, et se livra à une énumération pittoresque, à laquelle ce dernier répondit : Je conçois que tout cela est fort touchant, puisque vous pleurez ; mais nous approchons de Saci, récitons sextes d’avant d’y entrer.

L’abbé Thomas ne se plaisait pas dans la maison paternelle. Des le lendemain, il emmena Nicolas chez son frère aîné, curé à Courgis, pour lui enseigner le latin. Les fables de Phèdre et les églogues de Virgile ouvrirent bientôt à l’imagination du jeune homme des horizons nouveaux et charmans. Les dimanches et les fêtes, l’église se remplissait d’une foule de jeunes filles sur lesquelles il levait les yeux à la dérobée. Ce fut le jour de Pâques que son sort se décida. La grand’ messe était célébrée avec diacre et sous-diacre ; les sons de l’orgue, l’odeur de l’encens, la pompe de la cérémonie, exaltaient à la fois son ame ; il se sentait dans une sorte d’ivresse. À l’offerte, on vit défiler les communiantes dans leurs plus beaux atours, puis leurs mères et leurs sœurs. Une jeune fille venait la dernière, grande, belle et modeste, le teint peu coloré, « comme pour donner plus d’éclat au rouge de la pudeur ; » elle était mise avec plus de goût que ses compagnes ; son maintien, sa parure, sa beauté, son teint virginal, tout réalisait la figure idéale que toute ame jeune a rêvée. La messe finie, l’écolier sortit derrière elle. La céleste beauté marchait de ce pas harmonieux que l’on prête aux graces antiques. Elle s’arrêta en apercevant la gouvernante du curé, Marguerite Pâris. Marguerite Pâris aborda la jeune fille et lui dit : — Bonjour, mademoiselle Rousseau. — Et elle l’embrassa.

— Voici déjà son nom de famille, se dit Nicolas.

— Ma chère Jeannette, ajouta Marguerite, vous êtes un ange pour la figure comme pour l’ame.

— Jeannette Rousseau ! se dit Nicolas, quel joli nom !

Et la jeune fille répondit quelques mots d’une voix pure et claire, dont le timbre était enchanteur[1].

Depuis ce moment, Nicolas ne fut plus occupé que de Jeannette. Il la chercha des yeux tout le reste de la journée, et ne la revit qu’à l’encensement

  1. Bien des années plus tard, sous la république, l’auteur avait gardé un souvenir attendri de ce premier amour : « Citoyen lecteur, écrit-il, cette Jeannette Rousseau, cet ange, sans le savoir, a décidé mon sort. Ne croyez pas que j’eusse étudié, que j’eusse surmonté toutes les difficultés parce que j’avais de la force et du courage. Non ! Je n’eus jamais qu’une ame pusillanime ; mais j’ai senti le véritable amour : il m’a élevé au-dessus de moi-même et m’a fait passer pour courageux. J’ai tout fait pour mériter cette fille, dont le nom me fait tressaillir à soixante ans, aprés quarante-six d’absence… - Oh ! Jeannette ! si je t’avais vue tous les jours, je serais devenu aussi grand que Voltaire, et j’aurais laissé Rousseau loin derrière moi ! Mais ta seule pensée m’agrandissait l’ame. Ce n’était plus moi-même ; c’était un être actif, ardent, qui participait du génie de Dieu. »