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menez vivement les choses, ou bien occupez-vous d’une autre femme : celle-ci viendra à vous d’elle-même, et vous aurez à la fois deux triomphes. — Non, dit Nicolas, je n’agirai jamais ainsi ! — Je reconnais bien là, reprit Gaudet d’Arras, l’amant respectueux de Jeannette Rousseau !

Nicolas se promit de ne plus revoir le cordelier, mais déjà le poison était dans son cœur ; cette existence si douce, cette passion toute chrétienne qu’il n’aurait jamais avouée, et qui n’avait d’autre but que la pure union des ames, cette image si chaste et si noble, qu’elle ne repoussait pas même dans son cœur celle de Jeannette Rousseau, et s’en faisait accompagner comme d’une cœur chérie, toutes ces charmante : sensations d’un esprit de poète auquel suffisait le rêve, il allait désormais les échanger contre les ardeurs d’une passion toute matérielle. Plein des idées nouvelles qu’il avait puisées dans ses lectures philosophiques, il ne lui servait plus à rien de fuir les conseils de Gaudet d’Arras ; la solitude retentissait pour lui de ces voix railleuses et mélancoliques qui venaient des muses latines, et qui reproduisaient les sophismes qu’il venait d’entendre. « Une femme est comme une ombre suivez-la, elle fuit ; fuyez-la, elle suit. » Le cordelier n’avait pas dit autre chose.

Il voulut entrer dans l’église, où retentissaient les chants de vêpres. Les cordeliers que Gaudet d’Arras avait traités le matin rendaient le plain-chant avec une vigueur inaccoutumée. Nicolas reconnaissait les voix de ses compagnons de table, imprégnées des vins les plus généreux de la Bourgogne ; il entra dans le cimetière pour échapper à ce souvenir, et se prit machinalement à déchiffrer les plus vieilles inscriptions des tombes. L’une d’elles portait en lettres gothiques : Guillain, 1534. En réfléchissant aux deux siècles qui avaient séparé la mort d’inconnu de l’époque de sa propre naissance, Nicolas crut sentir le néant de la mort et de la vie, et céda à cette voluptueuse tristesse que les Romains se plaisaient à exciter dans leurs festins ; il s’écrie comme Trimalcion : « Puisque la vie est si courte, il faut se hâter… »

En rentrant à l’imprimerie, il prit un livre pour changer le cours de ses idées ; mais peu de temps après il vit revenir Mme Parangon qui sortait de chez la procureuse, où elle avait dîné. Elle était chaussée en mules à languettes, bordure et talons verts, attachées par une rosette en brillans. Ces mules étaient neuves et la gênaient probablement et, comme Tiennette n’était pas rentrées elle pria Nicole de débarrasser un petit fauteuil cramoisi, afin qu’elle put s’asseoir : Nicolas, la voyant assise, se précipita à ses pieds, et lui ôta ses mules sans les déboucler. La dame ne fit que sourire, et dit : « Au moins donnez-m’en d’autres. » Nicolas se hâta d’en aller chercher ; mais Mme Parangon avait, à son retour, caché ses pieds sous sa robe, et voulut alors se chausser elle-même.