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il franchissait une barricade, il tomba frappé au-dessus de l’œil gauche d’une balle qui lui fracassa le crâne, et il roula dans le fossé de la route. Je courus à lui : il remuait encore, j’essayai de le retirer et de l’amener sur le bord ; mais je glissais dans son sang, et mes efforts étaient inutiles. Les balles volaient de toutes parts, les tirailleurs ennemis allaient nous entourer ; je pris alors le sabre de Zichy et déchirai son uniforme, que je n’avais pas le temps d’ouvrir, pour prendre sur sa poitrine le portrait de sa femme. Un peu de vie restait encore au blessé, car il croisait fortement les bras sur sa poitrine, pensant peut-être qu’un soldat ennemi venait lui enlever ce souvenir ; ce pauvre Zichy n’était marié que depuis quelques semaines. Le général Thurn arriva bientôt avec des troupes fraîches ; les premières maisons furent prises d’assaut, l’ennemi recula. Le combat était dans toute sa violence. Les balles et la mitraille sifflaient dans l’air ; le général prince Edmond Schwarzenberg s’avança pour exciter les soldats en marchant à leur tête : j’étais près de lui ; une balle frappa mon cheval, qui roula sous moi. Nos hommes tombaient sous le feu violent de l’ennemi, les tuiles et les poutres embrasées roulaient du haut des toits des maisons incendiées, et je priais en vain le général Thurn de moins s’exposer. Ce ne fut que lorsqu’il eut vu de nouveaux bataillons se déployer dans les jardins et le feu de l’artillerie de la ville redoubler, qu’il ordonna de cesser le combat ; la brigade d’avant-garde, s’étant alors retirée jusqu’aux premières maisons, à l’entrée du faubourg, campa, ainsi que toute l’armée, dans les prairies à droite et à gauche de la route. Je n’avais plus de cheval ; je n’appartenais à aucun des corps réunis devant Vicence, mauvaise chose à la guerre, où chacun ne songe qu’à soi ; mais, comme je regardais d’un œil d’envie les belles baraques que quelques officiers, aidés de leurs soldats, s’étaient construites avec ces paillassons à vers à soie que l’on trouve dans toutes les maisons des villages d’Italie, l’un d’eux vint à moi et m’offrit un gîte, et nous voilà devisant gaiement en attisant le feu sous la marmite ; puis, étendus sous la couverture de son cheval, dans l’herbe de la prairie, nous dormîmes jusqu’au matin, sans nous gêner, ma foi, car le lit avait bien dix arpens.

Au point du jour, 21 mai, l’armée se remit en marche. Le général Thurn avait renoncé à attaquer Vicence, et nous tournâmes la ville par le nord en côtoyant les pentes du mont de la Crocetta. — Je restai en arrière pour faire enterrer Zichy à une place où sa famille pût le retrouver un jour ; mais, à ma grande surprise, en m’approchant du lit improvisé où on avait déposé le corps du lieutenant, je m’aperçus qu’il vivait encore, quoiqu’il eût le crâne brisé. Quand il entendit le bruit des chevaux et des armes il souleva de sa main mourante le drap qui couvrait sa tête et se dressa sur son séant : son poil s’anima,