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point et ne peut satisfaire ce besoin immortel de l’homme est une philosophie impuissante, et qu’une société d’où la religion est bannie est une société impossible.

L’école positive subit cette nécessité en la maudissant. Elle a cherché quel pouvait être, Dieu supprimé, l’objet des respects et de l’adoration de l’homme ; elle n’a rien trouvé de mieux que l’homme lui-même. Encore, sur ce point, les philosophes positifs se rencontrent avec les disciples de Hegel. M. Feuerbach à Berlin, comme M. Auguste Comte à Paris, propose à l’Europe chrétienne l’adoration d’un dieu nouveau, le genre humain.

Cette doctrine, si absurde et si grossière qu’elle soit, a pourtant son principe dans le système profond et raffiné de M. Hegel. La philosophie allemande, il est vrai, proclame Dieu sous les noms d’absolu, de sujet-objet, d’idée ; mais ce Dieu, considéré en soi, n’est que l’abstraction, ou plutôt le fantôme de l’existence : il n’a point une vie qui lui soit propre ; il n’existe qu’en devenant toute chose, tour à tour espace, temps, cristal, plante, animal, homme enfin. C’est dans l’homme que Dieu s’achève et s’accomplit ; c’est dans l’homme qu’il prend conscience de lui-même. — Et de la sorte, suivant M. Hegel, si l’homme a, comme toute chose, son essence en Dieu, Dieu a sa conscience dans l’homme.

Ici, M. Feuerbach arrête son maître et argumente contre lui avec une force incontestable : Quoi ! dit-il[1], nous forcerez-vous de séparer ces deux choses inséparables, la conscience d’un être et son essence ? Nous ferez-vous dire que l’homme a son essence en Dieu, et Dieu sac conscience dans l’homme ? Non, non. Soyons conséquens et sincères. Disons que, si l’homme possède la conscience de Dieu, il en possède aussi l’essence, il est dieu.

À merveille ! dirai-je à mon tour à M. Feuerbach et à M. Auguste Comte ; mais, vous aussi, vous vous arrêtez à moitié chemin. Vous êtes de timides athées. Était-ce la peine de nier la religion naturelle et la religion positive pour inventer une nouvelle religion ? A quoi sert d’avoir supprimé l’absolu, l’idéal, le transcendant, pour venir proposer à notre culte non pas une chose réelle, palpable, positive, mais un être abstrait, le genre humain, un être indéfini qui jamais ne se réalise, un idéal, un absolu ?

Voulez-vous être conséquens ? Faites comme les disciples de Feuerbach, Comme M. Stirner et M. Charles Grün[2] : proposez à chaque individu de s’adorer lui-même de se proclamer Dieu. L’individu devenu

  1. Même ouvrage, page 393.
  2. Cette filiation logique a été mise en lumière par M. Saint-René Taillandier avec la sagacité et la force de raison qui le distinguent. Voyez ses études sur l’Allemagne publiées dans cette Revue.