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presque aux mots d’injustice et de vengeance. Émerson, au contraire, est plein de calme et de tranquillité ; il est presque naïf à force d’indifférence, il exprime en 1848 ses idées comme il les aurait exprimées en 1846, avec la même imperturbable confiance ; les révolutions et les réactions ne l’intimident nullement et ne lui arrachent pas la moindre de ses convictions ; il ne sacrifie en rien à l’esprit du moment ; il parle de Swedenborg et de Platon au moment où l’univers entier n’a des oreilles que pour M. Proudhon et M. Louis Blanc. Il loue le scepticisme de Montaigne comme s’il ne vivait pas dans un siècle qui, tout au contraire, se vante d’avoir des philosophies absolues à toute épreuve. Il loue Montaigne pour sa prudence et sa réserve au milieu du siècle le plus têtu et des esprits les plus hébétés par les systèmes à outrance (thoroughgoing philosophy) que l’on ait encore vus. Tout lui semble égal et indifférent. Seulement, de temps à autre, une veine de douce ironie sort de dessous ces dissertations métaphysiques, et un scepticisme tolérant et poli arrive pour avertir à temps la pensée des lecteurs et les prévenir de ne pas dépasser telle ligne, de ne pas accepter à la lettre telle opinion de l’auteur. Ce scepticisme vient ainsi pour faire contre-poids à l’exagération qui est toujours naturelle à l’écrivain lorsqu’une fois il est lancé, pour corriger les erreurs possibles, pour rassurer le lecteur sur le vrai sens de certaines pensées. Un philosophe a besoin plus qu’aucun autre écrivain de ce genre de scepticisme ; il en a besoin non-seulement comme correctif, mais encore pour jeter l’agrément sur son œuvre et la rendre en quelque sorte moins solitaire, pour en faire moins un monologue. Les tendances démocratiques d’Émerson sont très prononcées ; toutefois, pour nous rassurer sur la véritable nature de ses pensées, est-ce que nous avons besoin d’autre chose que de traits comme celui-ci, par exemple : « Nous avons exalté les vertus de George Washington ? — Périsse George Washington ! — voilà toute la réfutation et toute la réponse des pauvres jacobins de nos jours. — Voilà l’universelle défense de la nature humaine. Tout héros à la fin est pour elle un véritable fardeau ? »

Si le scepticisme, tel que nous l’avons envisagé, se manifeste ça et là, c’est comme une lumière bienfaisante pour éclairer les passages douteux et illuminer les routes qui touchent aux abîmes ; mais le mysticisme fait le fond du livre, dont l’idée principale est celle-ci : le monde terrestre n’est que le reflet obscur du monde invisible, et toutes les choses visibles ne sont que les mots et les signes qui expriment les idées immatérielles. La nature n’est autre chose qu’un vaste symbole, un symbole multiple. Chacun de ses objets est le langage d’une chose idéale ; seulement ce langage n’est pas simple, cet objet n’est pas la personnification visible d’une idée ; rien ici-bas n’est en rapport direct avec telle ou telle portion de l’infini, mais en rapport multiple et