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le moins piquant), le malin prélat revêt les armes d’Horace, le poète épicurien de la cour d’Auguste, et fait flèche de ses plus beaux vers, tandis que l’incorrigible buveur en appelle à son secours le poète des bergers et des champs, Virgile. Tout cela finit suivant l’usage : le chevalier garde ses habitudes et son tendre pour les festins, le prélat en est pour ses frais d’éloquence et de mémoire ; mais (et là se trouve le point à noter) celui-ci pardonne et ses efforts perdus et la tempérance offensée, satisfait d’avoir fait montre d’adorable esprit. De tels yeux et tant d’indulgence charmante chez un évêque plein de ses devoirs n’annoncent-ils pas une autre littérature et d’autres mœurs, un temps moins grave et plus tolérant ?

On connaît les rêves politiques de Fénelon, rêves aristocratiques et philanthropiques par moitié, enflés de réminiscences d’histoire et teints de chimères d’imagination, sorte de conception intermédiaire qui côtoie les plans orgueilleux de Saint-Simon et de Boulainvilliers, et tient par un certain côté, pastoral et naïf, au système de la nature, depuis éloquemment célébré par Rousseau et poétiquement animé par Bernardin de Saint-Pierre. La préoccupation double qui agita, les veilles du précepteur illustre du duc de Bourgogne a sa place dans les lettres nouvelles. Le gentilhomme jaloux d’établir la distinction apparente et réelle des classes s’y révèle par des recherches généalogiques sur sa famille ; le songeur s’y montre dans des passages tels que celui-ci : « Autre malheur, pire que la fragilité de la vie : c’est cette humeur ombrageuse et cette âpreté sur l’intérêt qui rend presque tous les hommes incompatibles entre eux. Allons-nous-en, vous et moi, avec une demi-douzaine de bonnes gens francs et paisibles, dans quelque île déserte où nous renouvellerons l’âge d’or. » L’âge d’or ! tel est l’objet de nos démarches depuis que l’imagination a fait chez nous invasion dans la politique. Impatiens comme des poètes et comme eux ambitieux, le mieux et le possible ne nous touchent guère, et du premier saut il nous faut atteindre à la perfection. Laissant aux peuples sensés la lente conquête du progrès pratique par le développement progressif des institutions existantes, nous usons nos forces et nos cerveaux dans la création d’une cité idéale, presque aussitôt renversée que construite. Aujourd’hui que l’inventeur est un grand homme séduit par son génie, c’est Salente que nous admirons ; demain un fou sans esprit viendra, et nous serons menacés des énormités de l’Icarie. Le mal qui nous travaille remonte haut, on le voit, et a poussé de longues et tristes racines.

Le même écart d’imagination qui, en politique, entraîne Fénelon à rêver l’âge d’or le conduit, en religion, à un mysticisme voisin du naturalisme de nos présens novateurs. On sait que le premier article de la foi nouvelle est que chacun porte en soi son gouvernement et sa loi, et que tout bien résulte pour l’homme de l’abandon entier à sa nature et d’une soumission parfaite à ses ordres, qu’elle s’exprime par la voix obscure des instincts, par le vif aiguillon des appétits, par un mouvement soudain du cœur, ou par une clarté qui illumine instantanément esprit. Voici ce qu’écrit l’archevêque de Cambrai à Mme de Maintenon : « C’est par un acquiescement continuel et sans réserve à tout ce que vous connaissez, et même à tout ce que vous ne connaissez pas, que vous deviendrez capable de cette lumière intime, qui développe peu à peu le fond de l’ame à ses propres yeux, et qui lui apprend, de moment en moment, ce que Dieu veut