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que le sujet s’adressait à l’imagination ou à l’intelligence, on s’attendait à un trait à la fin de chaque second vers, et l’ensemble d’un morceau était comme une conjonction disjonctive d’épigrammes. » Le style de Voltaire est un exemple familier de ces chapelets d’axiomes. Des phrases sentencieuses, voilà ce que l’on prisait, et on tuait une comédie en lui reprochant de ne pas renfermer de maximes.

La poésie se proposant ainsi d’exprimer ce qu’exprime la prose, des opinions et des réflexions, sa seule ambition était de les exprimer autrement, d’une certaine façon, qui n’était pas la façon la plus simple et la plus précise. L’art du rimeur était donc exclusivement l’art de bien dire, l’art d’habiller toute idée suivant un certain type immuable de phraséologie qui était la règle générale et absolue du beau. Maintenant, quel était donc ce type que la poésie avait pour unique mission de reproduire systématiquement ? Si je ne me trompe, toutes les paroles et tous les actes du XVIIIe siècle sont là pour nous l’apprendre. La grande prétention de l’époque était de faire tenir la mer dans une coquille de noix, de faire rentrer des milliers de faits dans une grande catégorie. On n’aimait que le générique, et le beau style consistait à désindividualiser les objets, à éviter tous les traits précis et toutes les images qui eussent pu mettre sous nos yeux un fait dans ce qu’il avait de particulier. On disait les essaims ailés au lieu de dire les abeilles ; on s’extasiait devant une femme aimable, spirituelle, belle, ravissante, en se gardant bien d’indiquer quelle était sa manière propre d’être ravissante, et en quoi elle différait de toutes les autres manières d’être ravissant ; on chantait sur une certaine intonation donnée, qui évitait soigneusement d’accentuer les nuances distinctives du sentiment chanté. À l’exemple de la pensée, la diction s’efforçait de donner une idée des choses, en les représentant toujours comme des variétés d’un genre infiniment vaste. La métaphysique était partout. Les abstractions surtout faisaient rage. On écrivait des odes à la peur, à la pitié, au contentement ; on faisait des poèmes sur l’amitié, l’imagination, la mémoire, l’enthousiasme. Les individualités et les réalités avaient été solennellement abrogées. On avait décidé que le monde ne serait plus à l’avenir qu’un prototype d’univers servant de théâtre à toute espèce de prototypes, de catégories et d’être de raison. C’était un nouveau platonisme ; c’était un bel et bon polythéisme à l’antique[1]. Les allégories

  1. Il serait infiniment curieux de montrer comment le polythéisme n’a jamais cessé d’exister. On avait cru que les anciens Romains s’étaient laissé convertir, mais point : ils avaient conservé leurs anciennes facultés et leurs anciennes impuissances ; il avait bien fallu qu’ils continuassent à sentir et penser comme par le passé. Faute de pouvoir embrasser plusieurs choses à la fois, ils ne pouvaient concevoir toute chose que comme l’effet d’une seule cause, la manifestation d’un seul type. Dans tout phénomène, ils ont donc été condamnés à ne voir que l’opération, l’acte d’un agent spécial dont le propre était exclusivement de produire de tels effets. Tout amour, à leurs yeux, n’a été qu’une forme de l’amour ; tout souvenir a été l’acte d’une faculté-mémoire, toute pensée l’acte d’une faculté-intelligence ; toute volonté a été le fait d’une faculté-liberté, absolument comme autrefois l’amour venait de Cupidon, le commerce de Mercure. Ainsi s’est complété tout un panthéon de causes personnifiées, de divinités-facultés. J’ai désigné cette manière de concevoir les choses comme une nouvelle forme de l’esprit romain. Je n’ai pas parlé juste. De fait, les races du Nord, qui ont le plus de tendance à s’élever au-dessus de cette phase intellectuelle, l’ont traversée d’abord comme le mammifère commence par être poisson et reptile l’état embryonnaire. On connaît les poèmes allégoriques du moyen-âge. Tout l’olympe des abstractions y était certainement descendu ; seulement, dans le XVIe siècle, nous voyons Shakspeare échapper à l’illusion des abstractions, comme Bacon allait y arracher la philosophie Bientôt cependant la gloire de Louis XIV, l’influence française, le cartésianisme, etc., vinrent rouvrir l’Angleterre elle-même à ce polythéisme métaphysique, que la renaissance avait remis en honneur comme l’autre. Maintenant encore, tant s’en faut que nous, Français, nous en ayons fini avec ces fantômes. Dans la plupart de nos théories sociales, au lieu de trouver des pensées telles que les réalités peuvent en inspirer, je ne vois guère qu’un chassez-croisez d’abstractions qui se nomment le travail, le capital, le crédit, le peuplé, etc. Pour réformer ce monde de réalités, nos prétendus réformateurs font comme Homère : ils font descendre des nuages les dieux-allégories pour qu’ils viennent faire des miracles parmi les hommes, et empêcher partout les faits d’être les résultats des nécessités à l’œuvre dans notre univers.