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Si loin que nos auteurs modernes poussent le sentiment de la personnalité, ils restent encore bien en arrière de l’amour-propre d’un tel écrivain. Nous l’avons vu déjà lisant dans les salons des grands seigneurs et des financiers du temps les aventures scabreuses de sa vie, dévoilant ses amours comme ses turpitudes et les secrets de sa famille comme ceux de son ménage. Une audace plus grande encore fut d’écrire la série de pièces qu’il intitule le Drame de la Vie et de les faire représenter dans diverses maisons, tantôt par des acteurs de la Comédie-Italienne qu’on engageait à cet effet, tantôt à l’aide d’ombres chinoises qu’un artiste italien faisait mouvoir, tandis que lui-même se chargeait du dialogue. Il est impossible de mieux s’exposer en sujet de pathologie et d’anatomie morale. Et malheur à ceux-là même qui assistaient complaisamment à ce dangereux spectacle ! Ils ne songeaient guère qu’ils prendraient place un jour dans ce cadre éclairé d’un reflet de la vie réelle, avec leur profil hardiment découpé, leurs ridicules et leurs vices ; qu’un baladin les ferait mouvoir, les ferait parler avec les intonations mêmes de leur voix, se servant des paroles qu’ils avaient dites tel jour, dans telle rue, dans tel salon, dans telle société plus ou moins avouable, en présence de l’impitoyable observateur. Qui n’eût fui la société d’un tel homme, si l’on avait prévu qu’après s’être publiquement avili, il s’en vengerait sur les railleurs, sur les admirateurs, sur les simples curieux même ? — A chacun de vous il répétera : Quid rides ?… de te fabula narratur ! Il pénétrera dans vos hôtels princiers, dans vos alcôves, dans le secret de ces petites maisons si bien fermées, dont il aura su toute l’histoire en séduisant votre femme de chambre, ou en se rencontrant au cabaret avec votre suisse ou votre grison. Tel était l’homme, — soutenu jusqu’au bout, il est vrai, par cette étrange illusion qui ne lui montrait que le devoir d’un moraliste dans ce métier d’espion romanesque et sentencieux.

Ce qui manqua toujours à Restif de la Bretone, ce fut le sens moral dans sa conduite, l’ordre et le goût dans son imagination. Un orgueil démesuré l’empêcha même de jamais s’en apercevoir. Toujours il attribua ses vices, soit au tempérament, soit à la misère, soit à une certaine fatalité qui, ne laissant jamais ses fautes impunies, lui en garantissant par cela même l’absolution. Ceci faisait partie d’une sorte de religion qu’il s’était faite, et qui voyait dans toutes les souffrances de cette vie l’expiation de toutes les fautes. Un tel système conduisait à tout se permettre, si l’on voulait se résigner à tout souffrir. Ce n’est qu’à titre d’épisodes entre les amours de jeunesse de Nicolas et celui qui clôtura bien tristement sa carrière amoureuse que nous allons citer encore deux aventures dont le contraste est remarquable. Il est nécessaire, pour les admettre, de se reporter en idée à cette étrange dépravation de la société du XVIIIe siècle, dont certains romans, tels que Manon