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— Oh ! mon Dieu ! on le voit bien, vous êtes un poète !

— Tu l’as dit. Nous ne vivons pas, nous ! nous analysons la vie !… Les autres créatures sont nos jouets éternels… et elles s’en vengent bien aussi ! Amitié, amour, qu’est cela ? Suis-je bien sûr moi-même d’avoir aimé ? Les images du jour sont pour moi comme les visions de la nuit ! Malheur à qui pénètre dans mon rêve éternel sans être une image impalpable !… Comme le peintre, froid à tout ce qui l’entoure et qui trace avec calme le spectacle sanglant d’une bataille ou d’une tempête, nous ne voyons partout que des modèles à décrire, des passions à rendre, et tous ceux qui se mêlent à notre vie sont victimes de notre égoïsme, comme nous le sommes de notre imagination !

— Vous m’effrayez ! s’écria Sara.

— Non, je suis calme, dit Nicolas ; c’est de l’expérience, ma chère enfant ; j’ai appris à connaître et les autres et moi-même, et si j’ai l’amertume au cœur, je n’ai plus du moins l’ironie sur les lèvres… Sais-tu ce que nous faisons, nous autres, de nos amours ?… Nous en faisons des livres pour gagner notre vie. C’est ce qu’a fait Rousseau le Genevois… c’est ce que j’ai fait moi-même dans mon Paysan perverti. J’ai raconté l’histoire de mes amours avec une pauvre femme d’Auxerre qui est morte ; mais, plus discret que Rousseau, je n’ai pas tout dit… peut-être aussi parce qu’il aurait fallu raconter…

Il s’arrêta. — Oh ! faites-moi lire ce livre, s’écria Sara.

— Pas encore !… Mais tiens, tu vas voir maintenant combien mon amitié est dangereuse… Je t’ai mise déjà dans mes Contemporaines !

— Quel bonheur s’écria la jeune fille en frappant des mains ; mais comment est-ce possible ?

— Puisque tu veux bien me pardonner, charmante fille, voici le livre. Tu vois bien le nom d’Adeline, c’est celui que je t’ai donné.

— Oh ! quel joli nom ! Je n’en veux plus porter d’autre… Et qui aime-t-elle ?

— Chavigny.

— Chavigny ?… C’est donc le nom que vous avez choisi pour vous.

— Non, je l’ai choisi pour le jeune Delarbre, qui alors venait ici tous les jours. En le voyant si empressé, si amoureux, si tendre, un souvenir de mes jeunes années me revint à l’esprit… Je me figurai que j’étais à sa place, et que c’était moi qui t’aimais. Oh ! que j’eusse été plus tendre et plus enthousiaste encore… Il n’était lui-même que l’image affaiblie et vague de ma jeunesse, et cependant je ne pouvais le haïr… Je n’espérais rien. Alors j’exprimai en moi-même, j’exprimai tout seul à sa place les sentimens que tu m’aurais inspirés. Ce qui n’était pour lui que de l’amour était pour moi de l’adoration ; j’eusse été jaloux pour lui au besoin… j’aurais tué son rival !… Je t’aurais épousée, moi, a sa place…