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yeux ne vous auraient pas reconnu, car vous étiez enfant lorsque j’avais dix-neuf ans ; j’en ai aujourd’hui soixante-trois.

— Je suis ce petit Nicolas Restif, l’enfant de chœur du Curé de Courgis…

Et les deux vieilles gens s’embrassèrent en versant des larmes.

Ce fut une effusion pleine de charme et de tristesse. Nicolas racontait avec une mémoire soudainement ravivée son amour trop discret, ses pleurs d’enfant, et ce souvenir immortel qui le suivait au milieu de ses plus grands égaremens ; image virginale et pure, impuissante, hélas ! à le préserver, fuyant toujours, comme Eurydice que le destin arrache aux bras du poète parjure !… Il songeait avec amertume que le sort l’avait justement puni d’avoir oublié son premier amour pour une passion adultère, — pour cette vertueuse et charmante Mme Parangon, dont le mari s’était vengé en lui faisant épouser Agnes Lebègue, qui pendant quarante ans l’avait abreuvé de chagrins. — La réciprocité ! la réciprocité, cette doctrine fatale sortie du cerveau du sophiste, lui avait été appliquée bien durement, et cet homme, qui n’avait cru qu’au vieux destin des Grecs, se voyait obligé de confesser la Providence !

« — Oh ! n’importe ! il est temps encore, reprit-il ; je suis libre aujourd’hui, je sais que vous l’êtes restée ;… vous étiez l’épouse que la nature me destinait quoique tard voulez vous la devenir ? »

Jeannette avait lu, dans un château où elle était gouvernante, plusieurs des écrits de Restif ; elle savait qu’il avait toujours pensé à elle. Ces pages éperdues d’admiration et de regret, qui se retrouvent en effet dans tous les livres de l’écrivain, — elle les avait amèrement méditées : « Je crois, dit-elle enfin, que vous étiez en effet le seul époux que le ciel m’eût destiné ; aussi je n’en ai pas voulu d’autre. Puisque nous ne pouvons plus nous marier pour être heureux, épousons-nous pour mourir ensemble[1]. »

Si l’on en croit l’auteur lui-même, qui a répété dans trois ouvrages différens la scène que nous venons de décrire, le mariage se serait accompli devant un curé, et en secret, à cause de l’époque, — ce qui indiquerait, ou une exigence de sa dernière épouse, ou un retour tardif aux idées chrétiennes.


GERARD DE NERVAL.

  1. Le Drame de la Vie, 5e volume, page 1251. (L’auteur suivait la pagination dans tous les volumes du même ouvrage.