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justesse de vue et de sentiment, le tact, la mesure, toutes ces choses qui sont ce qu’on appelle le goût dans l’art : de telle sorte que M. de Balzac peut passer pour un de ces chercheurs ardens de l’absolu, dont il a peint la dramatique destinée, qui jettent sans cesse au creuset, s’épuisent en efforts, lisent de tous les procédés, et qui, s’ils parviennent à faire quelque parcelle d’or, entassent plus souvent encore la cendre et les scories. Le grain d’or, ce sera Eugénie Grandet, quand cette étude charmante jaillira. Les scories, hélas ! ce seront des romans comme Une ténébreuse Affaire, Honorine, Dinah Piédefer, tels qu’ils abondent, par malheur, dans la carrière littéraire de M. de Balzac, tels qu’ils se sont multipliés de plus en plus sous la plume de l’auteur en avançant. Peut-être pourrait-on se demander si, au spectacle des choses, sous l’empire des leçons contemporaines, M. de Balzac n’eût point tenté quelque retour, quelque progrès sur lui-même. Cela est possible ; c’eût été pourtant un effort difficile, et, s’il n’était point injuste de juger par analogie, on. pourrait offrir l’exemple vivant de tant de talens qui ont vécu de la même vie, qui ont cédé aux mêmes entraînemens, et qui se traînent sous la même défroque ; comme si le signe des transformations nécessaires n’était point apparu.

La mort de M. de Balzac a donné lieu encore à une de ces scènes de la comédie des tombeaux qui attendent éternellement la verve d’un. Lucien. Si l’enflure, la déclamation, la préoccupation de soi, la manie des apothéoses, ont toujours quelque chose de choquant, elles prennent particulièrement ce caractère en face de la mort, parce qu’elles lui ôtent ce qu’elle a de sacré et d’inviolable, en la faisant apparaître comme une occasion de bruit, d’exhibition et de discours. Il s’agit bien du mort, il s’agit de soi-même qu’on exalte en exaltant celui qui n’est plus. Il est des esprits qui ne veulent point sentir ce qu’il y a de blessant à voir profaner la gravité de certaines heures, à voir transformer le tertre d’un tombeau en tribune ambitieuse ou en théâtre. Oui, sans doute, rendre un dernier hommage à un écrivain de talent, cela est légitime ; mais pensez-vous que cela suffise aujourd’hui ? Ne faut-il pas sculpter un monument à la gloire des vivans encore plus que du mort ? M. Hugo, on en doit convenir, trouvé le moyen de dépasser les limites de son emphase habituelle dans son discours sur la tombe de M. de Balzac. On éprouve véritablement une sorte de froissement intérieur à se voir forcé à rabattre de tels excès de parole. C’est une autre manière, j’imagine, de faire injure à la mémoire d’un homme d’esprit que de l’apprécier comme le fait M. Hugo, et de ne parler que de grands hommes, d’étoiles de la patrie, d’entassement d’assises de granit, de dominateurs par la pensée. M. Hugo a des habitudes de s’exprimer qui font toujours croire qu’il parle de lui-même. Il n’eût point été possible, sans aucun doute, un homme ordinaire, pas même à un critique, de caractériser ainsi les œuvres de M. de Balzac : « Livre merveilleux que le poète a intitulé comédie et qu’il aurait pu intituler histoire, qui prend toutes les formes et tous les styles, qui dépasse Tacite et qui va jusqu’à Suétone, qui traverse Beaumarchais et qui va jusqu’à Rabelais ; livre qui est l’observation et qui est l’imagination, qui prodigue le vrai, l’intime, le bourgeois, le trivial, le matériel, et qui par momens, à travers toutes les réalités brusquement et largement déchirées, laisse tout à coup entrevoir le plus sombre et le plus tragique idéal ! » M. de Balzac méritait mieux