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hommes, mais on a la joie au moins d’avoir été autre chose que le grotesque oppresseur de quelques honnêtes lièvres et de quelques innocentes perdrix.

Le bordj qui m’a fait faire toutes ces réflexions, et que ma pensée retournera souvent habiter, si je reviens jamais songer en France, est certainement une des plus touchantes demeures où un voyageur d’ici-bas puisse s’abriter ; je ne dirai pas au juste où il est, car je veux laisser un certain vague sur cet écrit, qui me deviendrait insupportable, si l’on pouvait me dire : Mais ce n’est pas cela, vous avez mal vu, vous avez exagéré, embelli, — que sais-je ? Je désire la paix pour mes œuvres ; comme dit Cooper en tête, je crois, des Pionniers ou de la Prairie, l’un de ces romans où le poète américain décrit, de façon à faire passer dans vos cheveux le vent des forêts, les magnificences solitaires de son pays, c’est pour moi que j’écris ceci. J’ajouterai, pourtant, ce que certainement Cooper pensait aussi, que si d’autres cœurs se réjouissent de ce qui réjouit mon cœur, j’en serai heureux. Bienvenus ceux qui veulent goûter de l’eau que j’ai été puiser au fond du ravin, à cette source qui rafraîchit les lèvres et la vue mais il faut qu’ils s’accommodent de ma peau de bouc telle qu’elle est : je n’ai pas à leur offrir d’autres vases. Vous qui avez besoin des coupes de Benvenuto, passez votre chemin. Pour en revenir à mon bordj, je disais donc que c’était un noble et touchant séjour.

Il s’élève sur l’oued que vous voudrez, en face des benis qui vous plairont ; mais la rivière qu’il domine est large pour une rivière d’Afrique. Ici les coquillages et les lauriers-roses occupent d’habitude le lit des fleuves : la rivière dont je parle est une exception ; l’hiver, elle devient si large et si impétueuse, quand elle se grossit des torrens de la montagne, que les Arabes eux-mêmes hésitent à la franchir ; l’été, elle est encore assez forte pour donner aux campagnes qu’elle parcourt cette grace ineffable de fraîcheur et ce charme secret de mélancolie que les eaux répandent autour d’elles. Derrière la rivière, à quelques portées de fusil, les montagnes font leur formidable apparition. Les jours, car il y a de ces jours-là-en Afrique, où le ciel ne se montre pas dans l’éclat sans tache de son imposante robe bleue, de gros nuages s’attachent à leurs flancs ; alors on se sent attirés sur ces cimes ou soufflent ces vents qui enlèvent à la terre les herbes séchées et à l’ame les pensées arides. Malheureusement ces montagnes sont habitées par des gens qui auraient sauvé Obermann du spleen et Werther du suicide en leur coupant la tête à tous deux, s’ils fussent venus rêver de leur côté.

C’est bien pour cela qu’il y a un borj en face d’eux. Les Trucs ont bâti ces murailles, qui ont l’aspect morne et mystérieux des grands murs sans ouvertures. Dans l’Orient, la maison n’est pas, comme chez nous, bavarde et curieuse ; elle ne vous demande rien et ne vous dit