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se révolterait contre cette momerie, pour parler votre langage, et vous diriez à coup sûr : Je viens de dîner avec un capucin déguisé en capitaine de zouaves. Avouez pourtant que sous ce beau ciel, en fumant dans cette longue pipe, en buvant ce savoureux café et en digérant ce très suffisant dîner que nous ne sommes pas sûrs d’avoir chaque jour, vous éprouvez pour vous ne savez qui un certain sentiment de reconnaissance qu’il vous serait assez agréable d’exprimer. Écoutez-moi un peu, je vous prie. Je demande pardon à Dieu de la situation profane dans laquelle je vais vous prêcher ; mais si, tout en fumant, je parviens à vous convertir, vous n’en serez pas moins converti que si je tenais ; en main un crucifix, si j’étais en surplis et établi dans une chaire. Voici donc ce que je vous dirai :

Il y a long-temps que je suis brouillé avec les livres, mon éloquence doit s’en ressentir un peu ; mais, toutes les fois que les hasards de ma vie me font rencontrer un bouquin, je fais une débauche de lecture. Il y a quelque temps, je fais dans la mauvaise auberge d’un petit village de colons un volume dépareillé de Jean-Jacques qui contenait précisément la profession de foi du vicaire savoyard, et relus ce célèbre morceau de rhétorique dont j’avais perdu le souvenir. La profession.de foi du vicaire se divise en deux parties, une qui est l’éloge de la religion naturelle, de cette religion dont nous avons pu apprécier les bienfaits, sous le règne de son grand pontife, M. de Robespierre ; l’autre, qui est la critique superbe, faite dans la langue d’Helvétius et du baron d’Holbach, de toute foi révélée, de tout culte établi, particulièrement de la foi chrétienne et du culte catholique.

Dans ce long discours, deux choses m’ont uniquement frappé, qui sont précisément les doctrines d’où naît ma complète séparation des philosophes. « Dieu ; dit Jean-Jacques, ne peut aimer que l’ordre, il est trop loin de nous pour aimer les hommes. » Puis il résume tout son système de religion naturelle par ces paroles : « Je tâche de m’élever à l’Être suprême par la méditation, mais je ne prie jamais. » Mon cher docteur, je crois que Dieu veut bien nous aimer, et j’ai une passion violente pour la prière.

On se demande pourquoi les philosophes ont cette sécheresse qui nous rebute, ce froid glacial qui nous oppresse au milieu des magnificences de leurs œuvres ; c’est tout simplement parce qu’ils ont chassé de leur cité la prière et l’amour, ce qui fait la religion chrétienne et la foi catholique.

« Pourquoi prierais-je Dieu ? » dit Jean-Jacques. Je répondrai : Pour tout. « Je ne désire par d’honneurs. » s’écrie-t-il. Je ne crois pas, mon cher docteur, que l’ambition me tourmente beaucoup. Je ne serais pas fâché, certainement, de commander un jour le régiment des zouaves : plus j’ai de soldats à mener au feu et plus je suis heureux, j’en conviens ;