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contribué le plus à me rendre chrétien. Depuis que je suis d’ordinaire en campagne, je lis peu, comme je vous le disais tout à l’heure ; cependant je n’ai jamais cessé d’avoir deux livres dans ma cantine : ces deux livres sont l’Évangile et l’Imitation de Jésus-Christ. Un soir que je m’étais couché fatigué d’un combat assez vif, mais que je me trouvais, contre mon habitude, agité, inquiet et privé évidemment pour de longues heures des secours efficaces du sommeil, j’ouvris mon Évangile, et je tombai sur ce verset : « Je vous le dis, à vous qui êtes mes amis, ne craignez pas ceux qui peuvent vous tuer et ne peuvent rien faire de plus. » J’éprouvai ce frisson que l’enfant bien nourri, dit Montaigne, doit ressentir en lisant l’Enéide, mais que l’Énéide, pour ma part, ne m’a causé jamais. Je me dis : Voilà une parole qui surpasse en grandeur tout ce que l’histoire nous a jamais transmis de paroles héroïques. Le mot de. Larochejaquelein n’est rien à côté de celui-là : ce n’est pas un homme qui a parlé.

Mon cher docteur, quoique je ne sois pas aussi ennemi de la matière que je voudrais l’être pour mon salut, j’ai toujours aimé l’idéal ; je l’ai cherché long-temps dans les rêves des poètes et dans mes propres songeries, je le poursuis encore à travers les enchantemens de la nature ; jamais il ne m’est apparu comme à travers les pages de l’Evangile : c’est dans ce livre sacré que j’ai vu le divin fantôme. Aussi je ne comprends plus rien maintenant à ce cri éternel des philosophes : Où sont les miracles du Christ ? — Les miracles du Christ sont dans l’œuvre même qu’il nous a laissée.

Des sentimens surhumains rendus en surhumaines paroles, voilà, suivant moi, les miracles incontestables que nous offre l’Évangile. Ainsi, pour prendre un exemple entre mille, quand, dans cette maison où Jésus s’est arrêté afin d’enseigner la parole de vie, une courtisane entre tout à coup, baigne de ses larmes et essuie de ses cheveux les pieds du divin maître, d’où vient l’action de cette femme ? d’où viennent ses pleurs ? N’y a-t-il pas dans cette douleur de la pécheresse un mystère plus saisissant que la constance des martyrs, un plus éclatant prodige que la guérison du paralytique et la résurrection même du mort ? Pourquoi cette créature se sent-elle souillée ? Quelle nouvelle idée de pureté est donc née au fond de l’ame humaine ? Quelle puissance a fait jaillir la source de ces étranges larmes, pleines à la fois de tristesse et de douceur ? Trouvez-vous dans toute la poésie païenne une femme qui pleure comme la pécheresse de l’Évangile ? Celle-ci pleure l’amant qui l’abandonne, celle-là l’enfant qu’elle a perdu : aucune n’est atteinte de ce trait invisible qui met au cœur une souffrance bénie.

C’est parce que l’idéal est si profondément empreint dans toutes les pages de l’Évangile que je repousse avec énergie l’interprétation nouvelle que certains démocrates de nos jours ont voulu donner aux livres