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d’un paysage dont il espérait que ses regards avaient seuls contemplé la beauté ? Pourquoi le philosophe, à cette vue, éprouve-t-il une tristesse amère ? C’est assurément parce que la jouissance d’autrui lui gâte la possession idéale de ces merveilles dont il s’était déjà fait le maître jaloux et solitaire.

Je vois, docteur, sur votre visage une grimace qui veut dire : — Ceci est de la poésie. — Une autre fois, je vous prouverai, car c’est là un de un de mes thèmes favoris, qu’il ne faut pas confondre, comme on le fait toujours, la poésie et la rêverie. La rêverie est mortelle à la société ; c’est le faux, c’est le chimérique. La poésie, au contraire, est le plus indispensable élément de la candeur et de la prospérité d’un peuple ; la poésie n’est pas autre chose que la partie splendide de la réalité. Qu’est-ce que le drapeau, si ce n’est de la poésie ? Qu’est-ce que la patrie ? qu’est ce que la guerre ? qu’est-ce que l’honneur ? Tout cela est de la poésie. La propriété, comme toute chose, a son côté poétique, qui est peut-être son plus sérieux côté.

Ainsi, comme la patrie, elle est faite souvent de terre et de pensée. Il est bien certain que si Plenho m’appartenait au lieu d’appartenir aux Triquet, j’y verrais autre chose que des murailles, des arbres et une pièce d’eau : j’y retrouverais la vie de ma famille, l’esprit de ma maison ; mais j’ai pris mon parti d’être prolétaire. Je n’ai pour toute propriété que mon sabre, comme je n’ai.que ma compagnie de zouaves pour toute famille.

Car vous le savez, reprit Plenho après un instant de silence, je ne suis pas comme vous, docteur, je n’ai pas une mère qui tous les mois m’envoie des conseils pour me sauver et de l’argent pour me perdre. Tout ce que j’ai aimé est là où je désire qu’une balle me dépêche bientôt. Cependant, quoiqu’il n’y ait plus de famille pour moi en ce monde, le culte de la famille est dans mon cœur et y restera. C’est un sentiment, pour parler en troupier, que Dieu trouvera dans mon sac, quand il me passera l’inspection là-haut.

Il y a quelques mois, je faisais la corvée de siéger dans un conseil de guerre. On traduisait devant nous un chasseur qui avait dissipé ses effets de petit équipement. — Ce n’était pas un sujet intéressant. — On sentait un vilain soldat, mou sur le terrain, turbulent au quartier, paresseux, ivrogne, mal tenu ; son relevé de punitions était effroyable. Le conseil semblait disposé à lui appliquer la loi militait dans toute sa rigueur, mais, quand le capitaine-rapporteur se fut assis, voilà qu’il se lève un avocat, à peu près aussi éloquent que son client aurait pu l’être, un pauvre diable aux cheveux gras, à la robe usée et au visage tatoué par l’ivrognerie, piteux, grotesque et crasseux fantôme du vice et de la misère. Ce personnage ainsi fait nous lit une lettre que le père de l’accusé adressait au capitaine de son fils. Le père était un ancien soldat