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le monument qui porte leur nom. Je n’oublierai pas le serrement de cœur qui me saisit en parcourant la liste de cette hécatombe choisie. Toute cette tragédie était vivante et comme dégouttante de sang devant mes yeux. Il me semblait voir la tendresse de l’âge, le charme des manières, les habitudes d’une vie délicate aux prises avec la rudesse des révolutions, ces jeunes gens qui avaient tant ri, tant aimé, qui se battaient si bien et qui allaient mourir ! Je réfléchissais à ce sort malheureux de notre pays qui destinait le général Hoche à décimer tant de braves gens dignes de lui, comme Bonaparte à finir la race des Condé, et, en regardant l’horizon étroit et mélancolique de la vallée, par un jour d’automne, je croyais voir la nature elle-même s’attendrir et couler ces larmes des choses dont parle le poète latin. Aucune de ces émotions, aucune goutte de cette pluie, comme disait René, n’est venue mouiller les pages des Mémoires d’Outre-Tombe. Ce n’est pas qu’elles soient gaies ni consolantes assurément : il est peu de lectures plus amères ; mais c’est la tristesse chagrine d’un vieillard contre la vie : ce n’est pas la douleur solennelle d’un homme qui a vu tomber ce qu’il aimait. Il pleure d’avoir vieilli encore, plus que d’avoir survécu ; c’est de l’humeur plus que de la douleur. Une seule pensée semble avoir occupé l’écrivain : le contraste entre le métier de soldat qu’il faisait alors et le métier de poète qu’il devait faire depuis. Le contraste est grand en effet ; mais le bon moyen de le faire sentir eût été de chanter en poète ce qu’on avait vu comme soldat. Qu’il nous raconte le camp de l’émigration, qu’il sache se peindre lui-même et ses camarades, comme Eudore savait peindre en relief les légions romaines, et nous verrons bien assez, sans qu’il nous le dise, la poésie passer par les deux coins de sa giberne.

Après l’émigration vient le consulat, et, avec cette époque de renaissance, la première aurore de la grande renommée de M. de Chateaubriand. Heureux homme dont le nom demeure irrévocablement attaché à la résurrection de la France ! heureux qui vit grandir sa renommée en même temps que croissait, autour de lui, la gloire de sa patrie, et qui ne sentit pas long-temps le contraste de la jeunesse intérieure avec les défaillances d’une société décrépite ! Bien que de bonne heure en méfiance contre le régime impérial, M. de Chateaubriand ne put échapper au premier ravissement qui s’emparait alors de la France entière. Il y eut un moment où le premier consul ne fut, pour tout le monde, que l’image de la France sortant de l’ombre de la mort et subitement illuminée. Ce fut au milieu de cette joie générale, quand la gloire débordait, que M. de Chateaubriand vint en réclamer et en obtenir sa part. Il vint aider à cette réaction qui l’avait inspiré. Il n’arrivait pas dans ces temps malheureux d’apathie

… Où la rame inutile
Fatigue vainement une mer immobile.