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le paysan canadien à la mine vive et prévenante : la race anglo-saxonne, sérieuse et grave, domine dans la campagne et dans les villages. Le Saint-Laurent n’a plus cette allure calme et majestueuse qui le fait ressembler alternativement à l’Hudson et au Mississipi ; des rapides entravent sa marche et mettent obstacle à la navigation des steamers. Le plus remarquable de ces rapides est celui des Mille-Iles (Thousand-Islands). Qu’on se figure une multitude d’îles et d’îlots jetés en désordre au milieu d’un grand fleuve qui, ne sachant par où passer, se précipite impétueusement à travers ce labyrinthe. Partout où le sol a cédé à ses efforts, le Saint-Laurent s’est creusé une issue ; il s’éparpille, mugissant avec colère, en une foule de torrens et de petites cascades. Les Canadiens se lancent hardiment dans ces passages avec leurs pirogues et y font glisser leurs radeaux. Parmi les pilotes du Haut-Canada, aucun n’a acquis plus de célébrité que le fameux Bill Johnstone, surnommé le roi des mille îles. Anglais d’origine et contrebandier de profession, Bill eut des démêlés avec la douane ; il jura haine à mort à son pays et passa sur la rive américaine. Durant les guerres de 1812 et 1813, le contrebandier, prenant parti contre son pays, jetait souvent l’alarme sur la côte canadienne ; c’était un insaisissable ennemi, partout présent et toujours invisible. Un jour, il se précipita sur la malle anglaise et enleva les dépêches du gouvernement. L’insurrection de 1837 trouva Bill tout prêt à reprendre son ancien genre de vie ; sa haine n’était point calmée ; mais, mécontent des Américains, qu’il accusait de n’avoir pas assez apprécié ses services, il se fit chef de bande et combattit pour son compte. À la tête d’une troupe de sympathiseurs, il incendia à French-Creek le steamer Robert Peel pour venger la perte du steamer américain Caroline, que les Anglais avaient lancé par-dessus les chutes de Niagara. Plus tard, suivi de quatre cents de ces mêmes sympathiseurs, on le vit débarquer sur la rive canadienne à Prescott-Mill ; il espérait que tout le pays allait se lever à son approche. Attaqués par les troupes de terre et par l’artillerie d’un bateau à vapeur, les assaillans furent contraints de battre en retraite. Les plus déterminés se renfermèrent dans un moulin où ils soutinrent long-temps un combat meurtrier ; à la fin, ils se rendirent au nombre de cent cinquante-cinq. Il y avait parmi eux deux réfugiés polonais ; l’un fut pendu comme brigand avec cinq des prisonniers, l’autre fut envoyé à la geôle de Kingston. Bill Johnstone n’eût point échappé au supplice, lui qui portait les armes contre son pays ; mais il avait eu le bonheur de se cacher dans les bois avec le reste de sa bande. Aujourd’hui il vit paisible à French-Creek, en vue du rivage où sa tête a été mise à prix, toujours disposé à brûler les navires anglais, au demeurant fort honnête homme, excellent père de famille. Sa fille, la reine des mille îles, grande et belle femme habile à manier l’aviron, s’est distinguée aussi