Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 8.djvu/1016

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sont indignes ni du talent ordinaire ni de la renommée de ces artistes. Nanteuil voulut, à leur exemple, produire une œuvre magistrale, et prétendit assez ambitieusement lui donner une apparence de pompe et de grandeur, le tout aussi peu conforme au sujet qu’à la condition du récipiendaire et à sa médiocre expérience de l’art. Quoi qu’il en soit, il obtint un double triomphe ; on trouva qu’il avait soutenu sa thèse en fort dialecticien, et que le frontispice était un morceau accompli. Quelques pièces de vers qu’il adressa à des dames[1] accrurent encore sa réputation, et lui valurent celle d’un homme universel ; le voilà bientôt à la mode, partout fêté et applaudi. Jusque-là tout allait au mieux ; mais, à ces brillans succès d’amour-propre, il en avait ajouté certains autres qu’il ne lui était pas permis d’ébruiter, et dont il eut le tort de se glorifier hautement. Un éclat fâcheux s’ensuivit ; Nanteuil se vit exclu des maisons où il avait été reçu avec le plus d’empressement, et de nouvelles aventures ayant encore augmenté le scandale, même après son mariage avec la sœur du graveur Regnesson, il fut obligé de quitter presque furtivement la ville où il ne comptait, peu de temps auparavant, que des admirateurs et des amis. Par une coïncidence malheureuse, la famille du fugitif se trouva ruinée à la même époque ; il fallut que celui-ci songeât à vivre de son propre travail, et dès-lors il comprit que son aptitude naturelle pour les arts du dessin pourrait devenir une source de fortune.

Renonçant désormais à l’étude du droit, il se met en route pour Paris, où il arrive pauvre, inconnu, mais se fiant à son étoile, et déterminé à réussir. Les débuts étaient difficiles : comment se créer des protecteurs dans cette grande ville, lui qui n’y était recommandé personne ? Comment y former des liaisons utiles ? Au bout de quelques jours perdus à la recherche d’une chance favorable, Nanteuil s’avise d’une ruse singulière : il avait apporté de Reims, comme échantillons de son savoir-faire, quelques portraits au crayon ; il en choisit un, attend à la porte de la Sorbonne l’heure où les jeunes ecclésiastiques sortent du cours de théologie, entre à leur suite chez un traiteur du voisinage où ils avaient coutume de prendre leurs repas, et feint de chercher parmi eux celui dont il avait, disait-il, fait le portrait la semaine précédente ; il ne connaissait ni son nom ni sa demeure, et il pensait que ses condisciples voudraient bien lui donner quelque indication à ce sujet, lorsqu’ils auraient jeté les yeux sur le dessin. Il serait

  1. Nanteuil ne s’en tint pas aux essais poétiques de sa jeunesse. On a de lui une sorte de placet en vers qu’il présenta un jour à Louis XIV, pour s’excuser de n’avoir pas achevé, à l’époque convenue, la gravure du portrait commandé par le roi. Ces vers, que cite l’abbé Lambert dans son Histoire littéraire du règne de Louis XIV, et quelques autres, écrits par Nanteuil à la louange de Mlle de Scudéry, ne sont pas de nature à faire regretter que le célèbre graveur n’ait pas plus souvent quitté le burin pour la plume.