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dut-il le plus ? C’est ce qu’on ne saurait apprécier avec certitude : l’élève, après s’être enrichi des qualités de chacun de ses maîtres, n’imita pas l’un plus particulièrement que l’autre, mais il s’inspira des exemples de tous.

Nanteuil et Édelinck, rapprochés d’abord par leurs travaux, se lièrent bientôt d’amitié véritable, malgré la disproportion de l’âge et l’extrême différence de leurs inclinations. Le graveur français avait repris le train de sa jeunesse, dès qu’il s’était vu en veine de fortune et de succès. Son goût très vif pour tous les plaisirs l’emportait souvent un peu loin, et lui permettait à peine de mesurer ses dépenses à l’étendue de ses gains. Fort recherché dans le monde, où il brillait, en commerce ordinaire avec les beaux-esprits du cercle de Mlle de Scudéry aussi bien qu’avec des gens accoutumés à des jouissances de toute autre sorte, Nanteuil menait dans les salons et dans les cabarets à la mode une vie de dissipation qui rend non moins surprenant le nombre de ses œuvres que le caractère même de son talent. On croirait, en voyant ces portraits à l’apparence si recueillie, qu’ils ont été médités et produits loin de toute distraction. Ils semblent éclos, comme ceux de Philippe de Champagne, à l’ombre de Port-Royal beaucoup plutôt que dans l’atmosphère de l’épicuréisme. Anomalie étrange, mais qui n’est pas rare cependant dans l’histoire des artistes illustres ! Raphaël, le peintre des Vierges et de la chasteté divine, mourant entre les bras de la Fornarina, Rembrandt avare et faisant répandre le bruit de sa mort pour doubler le prix de ses ouvrages, offrent, dans un ordre de talent plus élevé encore, un contraste semblable à celui que présente Nanteuil, gravant comme écrivaient les jansénistes, et vivant comme Bachaumont. Les habitudes de Nanteuil ne se modifièrent pas en raison de l’altération de sa santé. Jeune encore, mais déjà épuisé, il partagea jusqu’à la fin son existence entre le travail et le plaisir, et, malgré les sommes considérables qu’il avait gagnées dans le cours de ses dernières années, il ne laissa rien à sa femme lorsqu’il mourut, à peine âgé de quarante-huit ans[1]. La destinée d’Édelinck fut bien différente. Il vécut dans la retraite, tout entier aux travaux de son art, sans autre ambition que celle de devenir marguillier de sa paroisse, dignité qui lui avait été refusée, dit-on, sous prétexte qu’elle était réservée aux marchands et aux procureurs, et dont il fut il la fin revêtu, parce que, sur sa plainte, le roi ne dédaigna pas d’intervenir.

  1. L’article consacré à Nanteuil dans la Biographie universelle contient ces mots : « Il avait épousé la fille d’Édelinck. » Il y a là une erreur qui devient manifeste par le simple rapprochement des dates : à la mort de Nanteuil (1678), Édelinck, né en 1649, n’avait encore que vingt-neuf ans. Nanteuil, nous l’avons dit, s’était marié fort jeune à Reims ; il avait fait venir sa femme à Paris lorsqu’il commençait à y réussir, C’est-à-dire vers 1655.