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bon, le paisible, le discret capitaine Soulouque s’était en effet émancipé, une fois dans sa vie, jusqu’à entrer dans une conspiration, et, ce qui est plus fort, dans une conspiration contre Boyer, que d’ardens patriotes voulaient punir de s’être laissé octroyer par Charles X l’indépendance haïtienne, au lieu de nous l’imposer. Peu après le message, un projet de loi, présenté par le ministre de l’intérieur, M. Céligny Ardouin, en dégageait la conclusion implicite en proposant la légitimation du mariage entre l’Haïtienne et l’étranger. Que l’initiative de cette pensée civilisatrice appartînt bien moins à Soulouque qu’au gouvernement de Riché, dont il avait gardé les ministres, ce n’est pas douteux ; mais il en comprenait, comme la suite le prouvera, toute la portée. L’explosion de regrets qu’avait provoquée la mort de Riché avait fait une impression profonde sur son esprit. Imiter en tout le dernier président, telle était sa grande préoccupation, préoccupation qui se traduisait parfois en actes d’une bonhomie naïve et touchante. Un jour, par exemple, Soulouque se lève en disant « Le général Riché, devenu président, a décrété un service funèbre en l’honneur du général Borgella, qui était son bienfaiteur, et c’est une chose belle. Moi aussi je veux faire une chose belle en ordonnant un service pour le général Lamarre, qui est mon bienfaiteur. » Et en effet ce service eut les proportions d’une solennité nationale. Après la cérémonie, il y eut réception au palais, et le président, entouré des pareils du général Lamarre, les présenta successivement à toutes les autorités de la ville, en disant : « Voici la famille de mon bienfaiteur, et c’est ma famille. »

Mettez cet immense besoin d’approbation aux prises avec la raillerie, et un choc terrible est à prévoir. Le nègre redoute le ridicule, précisément parce qu’il aime à le manier, et Soulouque y devait être d’autant plus sensible, que les rires partaient ici de la classe éclairée, de cette classe dont il aspirait à devenir, comme Riché, le représentant. Il faisait des efforts visibles pour désarmer, à force d’application et de bonne volonté, les plaisanteries que provoquaient ses superstitieuses terreurs ; mais, ne sachant ni écrire ni lire, étranger à tous les détails de l’administration, ballotté sans jamais trouver fond dans un océan d’affaires dont la moindre était pour lui tout un monde inconnu. Il revenait plus ahuri que jamais de ces inutiles excursions dans la vie positive, et le sentiment profond, exagéré même, de son incapacité ajoutait aux angoisses de sa vanité africaine. Les ministres avaient beau être d’une discrétion absolue sur les naïvetés officielles de son excellence ; il en arrivait toujours quelque chose en public, et les rires redoublaient. Soulouque changeait alors de tactique : au questionneur humble et timide qui se faisait épeler lettre à lettre le pourquoi et le comment des plus minces affaires courantes succédait l’homme