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Les magasins s’étaient rouverts, les administrations s’étaient remises à fonctionner tellement quellement ; MM. Elie et David Troy faisaient des circulaires, et le majestueux Similien, toujours maître du fort, et du palais, buvait du tafia, à l’abri de ses deux canons, avec une foule d’affreux coquins en guenilles auxquels il citait tous les jours un nouveau trait de « l’ingratitude mulâtre. » Malgré la trêve tacite des deux partis, trois tentatives d’incendie de maisons de mulâtres vinrent rendre témoignage de l’éloquence de Similien et de la sensibilité de ses auditeurs.

Soulouque se, décida enfin à revenir à Port-au-Prince. Sa tournée n’avait été signalée que par quelques douzaines de promotions de généraux et d’officiers supérieurs, et par l’excessive froideur de l’accueil qu’il avait reçu au Cap. Cette ville, ruinée par la guerre avec la partie espagnole, ne pardonnait pas au président son obstination bien connue à repousser toute idée d’arrangement amiable, avec les Dominicains. Soulouque se fit précéder à Port-au-Prince : par une proclamation non moins ambiguë que sa conduite. Il y déplorait le conflit qui s’était élevé en son absence entre les autorités, et menaçait du « glaive de la loi les pervers » qui avaient profité de cette absence pour essayer de jeter le trouble et la discorde dans le pays. Quels étaient les pervers ? Dans cette attitude et dans ce langage fallait-il voir peur, bêtise ou complicité ? Une nouvelle qui arriva quelques heures avant la rentrée du président commença à éclaircir les doutes. Dans une allocution adressée aux troupes à Saint-Marc et aux Gonaïves, Soulouque avait décidément dévoilé ses instincts antipathiques contre la classe de couleur et prononcé de sinistres paroles à propos d’un article de la Feuille du Commerce, où les abominables projets de Similien avaient été très nettement signalés. À cette occasion, son excellence avait laissé échapper plusieurs phrases de suite en pur français, ce qui était chez elle l’indice d’une grande surexcitation mentale. Une expérience décisive restait encore à faire, et, au bruit des salves d’artillerie qui annonçaient la rentrée de Soulouque, la population presque entière se porta aux abords de la résidence présidentielle pour assister à la première entrevue de celui-ci avec Similien.

Similien attendait à la porte principale du palais, à la tête de son état-major. Bien qu’on pressentît depuis le matin d’étranges choses, grande fut la stupeur quand on vit le président serrer sur sa poitrine l’auteur de si chaudes alarmes, le remercier avec effusion et rentrer avec lui dans ses appartemens le bras passé sous le sien. Les généraux Therlonge et Paul Decayette, le colonel Dessalines, chef de la police, qui, tous trois, avaient pris diverses mesures pour protéger les habitans contre les fureurs de Similien, furent vertement lancés par Soulouque, et la réprimande fut suivie, pour les deux derniers, de