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nos illusions comme sur nos dérèglemens d’intelligence, et s’allait loger même chez ceux qui, mieux avertis, l’eussent combattu de plus près. Nous avons vu d’honnêtes magistrats prendre au sérieux les merveilleuses élucubrations philanthropiques de M. Sue et de fortes têtes souscrire au phalanstère dans l’intérêt du progrès pacifique ; nous avons vu une génération tout entière, suspendue à des lèvres, par malheur éloquentes, occupées à démontrer l’insupportable ennui du mariage et du bonheur privé ; nous avons vu de mystiques hallucinations sur la perfectibilité indéfinie honorées comme des élans généreux de l’intelligence ; nous avons vu enfin l’art de Tacite devenir l’instrument avili des réhabilitations révolutionnaires et le goût public se complaire à ces coupables caprices.

Quand vint février, nous étions en train de nous raccommoder avec Robespierre et de retrouver en lui l’homme vertueux et le profond politique ; nous mettions la révolution en romans et en tableaux de genre : au fond, c’est ma pensée, il y avait en nous plus de témérité imprévoyante et de fatuité aventureuse que de dépravation réelle. C’est le défaut des sociétés gâtées par le succès, et qui se croient tout permis parce qu’elles se croient sûres de vivre : elles se laissent aller à n’apprécier qu’un côté du désordre, — le côté matériel ; elles oublient que la lutte virile est la condition normale des sociétés qui veulent rester maîtresses d’elles-mêmes, que toute fantaisie comme toute faiblesse dans l’ordre moral et dans l’ordre intellectuel se paie souvent du plus pur sang des hommes, et qu’il est insensé, sous le prétexte de dissidences secondaires ou d’une tolérance qui n’est qu’un piége, d’entrer en complicité avec l’ennemi. Qu’est-il arrivé en effet ? C’est que toutes ces choses qu’on supposait purement imaginaires, et qui flottaient comme des rêves fiévreux dans notre atmosphère échauffée, ont pris corps et ont vécu, hélas ! de notre vie la plus réelle, qu’on croyait pourtant bien avoir mise à l’abri des irruptions. Le plus populaire de nos romans pseudo-historiques sur la révolution, c’est-à-dire le plus habile à emmieller de poésie cette sanglante époque, ne s’est-il point fait chair et os pour entrer en victorieux à l’Hôtel-de-Ville ? Les théories du bonheur commun n’ont-elles point eu leur théâtre officiel d’expérimentation et leur sénat ? L’illuminisme humanitaire n’a-t-il point été vu à la tête d’une légion et au parlement ? Les Mystères de Paris n’ont fait qu’un représentant du peuple : — c’est bien peu, avouons-le, et il était permis d’espérer mieux. On a eu raison, sous ce rapport, de le dire : il y a eu beaucoup de littérature dans la révolution de février, et c’est ce qui lui a donné toujours cet aspect si peu réel, c’est-à-dire si peu conforme aux légitimes et saines conditions de la vie.

Au milieu de cette agitation révolutionnaire qui a été l’amusement d’une société imprévoyante avant d’être son châtiment, il y a eu sans doute des épisodes de plus d’un genre, des incidens d’une physionomie précieuse à reproduire, comme on fait de toute curiosité du monde moral et intellectuel. Ce n’est point du roman humanitaire et philanthrope que je parle, ni des libelles économiques ni des pamphlets de l’histoire. Avez-vous oublié quelques esprits prétentieux et confus occupés dans leurs philosophies bâtardes à colorer de quelque teinte religieuse leurs amplifications sur le progrès et sur la perfectibilité humaine ? Avez-vous oublié surtout deux professeurs dont la parole était arrivée à une sorte de retentissement en fouettant chaque jour le sang ardent