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élevée entre les dates, entre les idées, entre les fatalités et les tendances de ses diverses époques ; c’est cette sorte de solidarité néfaste créée par les faits entre 89 et 93, — solidarité que les uns reconnaissent pour s’en faire une arme contre l’ensemble de la révolution, que les fauteurs de barricades ou de philosophies effrénées revendiquent pour ennoblir leur drapeau, et qui demeure l’énigme des intelligences impartiales. Tant qu’on n’aura point résolu le problème de restituer à chacune de ces dates sa signification, de démêler ce qu’il y avait d’invincible, de légitime, et ce qui n’a été que la pure insurrection du mal, tant que la vérité de cette distinction ne sera point entrée dans les consciences comme une certitude, comme la règle des opinions et des conduites, le doute subsistera et glacera les ames. Peut-être cette distinction était-elle moins possible dans le premier moment, où l’idée des transformations nécessaires se compliquait de la part de châtiment réservée aux déviations morales accumulées dans une société vieillie. Nous avons pensé l’avoir mieux faite, nous avons cru l’avoir réalisée dans nos essais successifs, dans nos institutions politiques, et, si nos frêles combinaisons n’ont point tenu devant un souffle révolutionnaire, il faut bien que cette distinction ait été pour nous-mêmes dans les mots, plus que dans les choses. Oui, assurément, dans le mouvement qui a éclaté, il y a soixante ans, il y a eu la part de l’effort légitime, de l’innovation nécessaire qui ne dérogeait point à l’idéal chrétien, qui en était, au contraire, la vivante application. C’est ce qui fait que cette date de 1789 avec ses tentatives, avec ses grands esprits et ses illusions mêmes, s’élève pour nous dans son principe au-dessus d’un outrage à l’ordre général des sociétés depuis le Christ ; mais ce qui n’est point douteux en même temps, c’est qu’à côté s’est développée et a grandi une révolution d’un autre genre, ayant son génie propre, qui a préexisté à 89, s’est mêlée à cette époque et lui a survécu, qui a ses traditions dans toutes les révoltes morales, intellectuelles, religieuses, politiques, qu’on peut justement caractériser comme le travail permanent de l’esprit du mal au sein des sociétés, et qui est arrivée de nos jours à tenir en échec la civilisation elle-même. Par quel enchaînement de circonstances cette révolution de la pire espèce, se substituant à l’autre, est-elle restée jusqu’ici maîtresse du champ de bataille, et est-elle parvenue à nous dominer ? Ici s’élèverait évidemment une autre question qui toucherait à nos plaies les plus actuelles, et conduirait peut-être à une triste découverte : c’est que, nous-mêmes, nous aurions aidé le mal à se propager, nous aurions servi sa cause à notre insu, en appliquant ses principes, en nous appropriant ses tactiques, en mettant ses armes en usage dans l’intérêt de rivalités et d’influences secondaires. J’ai toujours pensé qu’un des chapitres les plus curieux de notre histoire contemporaine serait celui où l’on montrerait l’esprit de destruction empruntant toutes les formes depuis un demi-siècle, se créant partout des alliés, se fardant de puritanisme libéral, de rigorisme conservateur, de philanthropie, de légitimisme, pour se dégager à la fin, dans la splendeur de sa victoire sinistre, du sein des partis réduits à l’impuissance, dissous, humiliés, — et peut-être encore non éclairés.

Toujours est-il que la révolution dans ce qu’elle a de proprement révolutionnaire, si je puis ainsi parler, — qu’elle se nomme jacobinisme comme autrefois, socialisme comme aujourd’hui, — bien loin d’être le développement naturel du germe chrétien, est au contraire la négation essentielle du christianisme