Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 8.djvu/1119

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

le plus grand nombre de leurs prosélytes se trouve parmi les femmes, dans la jeunesse, dans cette classe d’ouvriers chez qui une demi-instruction se joint à d’immenses désirs. Plaisantes gens pourtant, dans leur ensemble, qui sont sans cesse à parler de décadence, et qui exercent leurs yeux à en découvrir les personnifications contemporaines ! Si cette décadence est réelle, n’en sont-ils pas les héros à tous les titres, — héros de décadence religieuse, politique, littéraire ? et la plus singulière fatuité chez eux serait de se prétendre les régénérateurs d’une civilisation dont ils sont le détritus accumulé. Si cette décadence ne doit point s’accomplir, c’est que cette sève chrétienne qu’ils dénaturent, c’est que la sève morale, et quelque chose d’autre encore, la sève du bon sens, n’est point tarie et peut jaillir en élans inespérés sous la pression même de leurs chimères.

Ce serait assurément toucher à l’un des points les plus instructifs de notre régime moral et intellectuel que de grouper le petit nombre de travestissemens et de masques traditionnels de l’esprit révolutionnaire, de le montrer dans ses plus hautes ambitions, se reproduisant sans cesse sous les mêmes figures, en y ajoutant tout au plus le cachet du moment. Ce mélange de phraséologie mystique et de christianisme progressif, dont nous avons aujourd’hui les curieux spécimens, est-il lui-même une nouveauté ? n’est-ce point là encore une tradition rajeunie, perfectionnée et appropriée à notre état philosophique ? Écartez cette enluminure de pensée et de style particulière à notre temps, ce n’est guère autre chose que ce qui s’agitait dans les catacombes de l’illuminisme du XVIIIe siècle. Tandis que la philosophie accomplissait alors son œuvre dans l’éclat du jour, là, dans ces foyers secrets, la pensée révolutionnaire se nourrissait des visions, prenait les déguisemens, parlait déjà la langue de nos pseudo-chrétiens. Une filiation évidente rattache à l’illuminisme du XVIIIe siècle les nuances principales du jacobinisme et du socialisme contemporains aussi bien par le fond des doctrines que par la bizarrerie du mysticisme extérieur, et les pères de l’Évangile nouveau ont, à n’en point douter, un précurseur dans le chef des illuminés, le Bavarois Adam Weishaup.. Cet homme étrange, dans ses loisirs de professeur à Ingolstadt, avait imaginé une redoutable organisation ; il ne visait à rien moins qu’à fomenter au sein de la société réelle une société, entièrement fondée sur ses rêves destinée à se dégager dans sa fécondité nouvelle de la dissolution du vieux monde et à reproduire le prodige de la société chrétienne poussant ses rameaux vierges à travers les fentes de la société païenne disjointe. C’était, pour tout dire, une société secrète sur une grande échelle, avec une mystérieuse hiérarchie d’époptes et de mages, d’illuminés majeurs et mineurs. Monnier a écrit un livre pour prouver que l’illuminisme n’avait eu aucune part dans la révolution française. Cela est possible, si on n’envisage que le caractère politique et le principe des justes transformations de 1789 ; mais s’il est question de cet autre mouvement d’idées et de passions qui est devenu la tradition révolutionnaire elle-même, qui a été le jacobinisme, qui est en ce moment le socialisme, c’est une erreur des plus singulières. L’illuminisme est présent à toutes les phases de la révolution ; on peut distinguer sa trace dans les hommes, dans les systèmes, dans les habitudes de langage. Weishaupt était un révolutionnaire de génie qui avait imaginé ou retrempé la plupart de ces belles armes de destruction