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chercher un gîte dans ces ruines, lorsque le vent de minuit souffle sur la plaine et que la lune éclaire les croix de meurtre au fond du ravin !… Vous n’êtes que six ! pour une pareille expédition, c’est bien peu…

— C’est donc vrai, tout ce qu’on raconte ? demanda le cabo effrayé.

— Sans compter ce que personne n’est revenu dire !

— Peste ! je tiens à revenir raconter ce que j’aurai vu, et je ne camperai, avec mes hommes, qu’à l’entrée de la barranca, assez loin des morts pour ne pas les craindre, assez près des vivans, s’il y en a, pour leur intercepter toute issue. Le tout est de passer cette nuit sans encombre, car d’autres détachemens doivent nous rejoindre demain matin dans cet endroit maudit ; mais il se fait tard, et nous avons encore notre bivouac à installer. Adieu, seigneur capitaine.

Et le dragon vida un dernier verre de mescal, puis il serra la main du vétéran et sortit précipitamment. Une minute après, les échos silencieux de la plaine de Calderon se réveillaient sous les pieds des chevaux, qui partaient au galop. L’étranger, resté seul avec moi, ne parut pas beaucoup se soucier d’attendre le souper dans ma compagnie, car il ne tarda pas à prendre son sarape et à se poster sur le seuil de la hutte, d’où il sembla suivre des yeux les six dragons galopant dans la prairie, et à peine ceux-ci furent-ils hors de vue, qu’il s’élança sur son cheval et partit sans même se retourner vers moi.

La conversation que je venais d’entendre ne me laissait pas, je l’avoue, sans quelque inquiétude, et je me disais qu’il eût été sage peut-être de ne pas choisir, pour y passer la nuit, une hôtellerie si voisine du quartier-général d’un salteador tristement fameux. J’étais d’ailleurs sous l’impression pénible d’une de ces heures de silence et d’isolement qui, toutes les fois qu’elles reviennent dans la journée d’un voyageur, reportent sa pensée vers la patrie absente. Les rumeurs confuses du soir commençaient à s’élever dans la plaine. Le cri des grillons cachés dans les herbes sèches m’arrivait de temps à autre, mêlé aux aboiemens de quelques chiens, lugubrement répétés par les échos de la solitude. Le maître de la cabane et mon domestique étaient occupés au dehors ; l’ombre croissait autour de moi, et ce fut avec un certain plaisir que je vis arriver, comme une distraction à mes pensées chagrines, la femme de l’hôte, attirée sans doute par la fumée de ses ragoûts, qui semblaient cuits à point.

— Quand votre seigneurie voudra souper, dit-elle, tout est prêt.

— A l’instant même, repris-je, si c’est votre bon plaisir.

La ventera étendit sur la table une nappe longue, étroite et d’une saleté qui n’attestait que trop clairement de longs services. C’était, selon l’usage de tierra-adentro (pays intérieur), une toile de coton ornée d’effilés et de perles de Venise à chaque extrémité. L’hôtesse ne mit sur la table que deux assiettes, l’une pour moi, l’autre pour mon domestique.