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sans effroi la nomenclature des hommes et des livres que M. de Lamartine passe en revue, de toutes les renommées qu’il interroge, de toutes les œuvres qu’il condamne comme inutiles au peuple, comme écrites dans une langue que le peuple n’entend pas. Je ne peux pas mesurer précisément le développement qu’a reçu l’intelligence de Mlle Reine, je ne sais pas à quels livres elle s’est adressée pour commencer, pour compléter son éducation. Les vers qu’elle a récités à M. de Lamartine, et que l’auteur de Geneviève nous a confiés, ne peuvent rien nous apprendre à cet égard. Écrits ou non dans une mansarde solitaire, ils sont tellement circonscrits dans l’étude et l’expression des sentimens personnels, qu’ils ne supposent pas le commerce des livres. Pour écrire de tels vers, il suffit d’avoir connu la solitude, d’avoir rêvé, d’avoir pleuré ; le savoir que les livres nous enseignent n’a rien à démêler avec ces naïfs épanchemens. Mais si Mlle Reine est vraiment plus savante qu’elle ne veut le paraître, si elle a employé ses dimanches à de bonnes lectures, si elle a feuilleté le passé, si elle connaît quelque peu l’histoire générale de l’Europe, si les jeunes filles dont elle a surveillé l’enfance ont bien voulu lui prêter, comme elle le dit, quelques-uns des poètes qui enchantaient leurs loisirs, il me semble qu’elle n’a pu sans sourire entendre ou lire la conversation encyclopédique de M. de Lamartine. Il n’y a en effet qu’une seule manière de caractériser cette étrange conversation : M. de Lamartine aime à parler des choses qu’il ignore. Parler des choses étudiées, analysées après de longues lectures, après des méditations persévérantes, n’est à ses yeux, qu’une tâche sans valeur, digne tout au plus des esprits vulgaires ; mais deviner, par l’intuition toute-puissante du génie, le sujet, le sens et la portée d’un livre quelconque sans prendre la peine de le feuilleter ou même de l’ouvrir, à la bonne heure, voilà qui est vraiment grand, vraiment hardi, vraiment digne d’admiration. S’il se rencontre par hasard quelques esprits chagrins, quelques intelligences mesquines, qui font du savoir la première condition de la pensée, de la pensée la première condition de la parole, il faut les renvoyer à l’école d’où ils sont sortis, d’où ils n’auraient jamais dû sortir. S’ils se permettent de plisser la lèvre avec une dédaigneuse ironie en voyant dans la préface adressée à Mlle Reine, Socrate chargé d’expliquer Platon au peuple d’Athènes, ou, ce qui revient au même, Platon déclaré inintelligible sans le secours de Socrate, il ne faut tenir aucun compte de cette impertinente ironie. Est-ce que pour parler de Platon il est absolument nécessaire de l’avoir lu ? Est-ce que pour citer le nom de Socrate il est indispensable de se rappeler que Platon l’a mis en scène dans plusieurs de ses dialogues, et notamment dans le Phédon et dans le Banquet ? De pareils scrupules ne sont pris faits pour arrêter un poète qui se prend au sérieux, un poète pénétré de ses droits, de ses