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deviner leurs causes et à se représenter les vieilles nations elles-mêmes comme l’ensemble des causes capables de produire ces effets, il tirait au plus court. Il commençait par concevoir l’homme, et il donnait pour but à l’histoire la solution de ce problème : trouver le moyen d’expliquer quand même tout ce qui s’est passé chez tel peuple, par les seules lois et les seuls élémens qui constituent l’homme en général. Le problème revenait quelque peu à trouver le moyen d’expliquer comment des causes éternellement identiques avaient produit des effets constamment différens, et Dieu sait dans quels embarras il avait mis le XVIIIe siècle. Pour le résoudre, on avait été réduit à n’apercevoir partout qu’anomalies, monstruosités, dérangement de toutes les lois, effets produits en dépit de toutes les causes. Bref, le XVIIIe siècle expliquait tout par les superstitions, les fanatismes, les tyrans et les imposteurs, si bien que l’histoire entre ses mains n’était plus qu’un tableau de diaboliques miracles, uniquement destiné à montrer comment le mensonge et l’hypocrisie avaient à eux seuls engendré tous les événemens de ce monde.

Ce fut une grande révolution que celle qu’accomplit Niebuhr le jour où il en vint à admettre que tous les hommes ne voyaient pas de même, et que leurs idées étaient seulement la traduction de leurs impressions. À l’aide de cette seule découverte, il comprit que les anciennes traditions n’étaient ni des vérités ni des mensonges (dans le sens donné aux mots par le XVIIIe siècle), mais simplement la forme particulière que la perception ou le souvenir d’un fait avait pu prendre dans des esprits particuliers, en se combinant avec ce qu’ils y rencontraient. De ce jour, l’histoire fut comme créée à nouveau.

Combien elle diffère maintenant de ce qu’elle était avant Niebuhr, le livre de M. Éliot se trouve, par une circonstance fortuite, doublement propre à nous le faire apprécier. Il existe un poème de Thompson, publié, vers 1728, sous le titre de Britannia, et qui n’est qu’une histoire poétique de la liberté et de ses phases successives chez les premiers hommes, chez les Grecs, chez les Romains et enfin en Angleterre. Le sujet traité par M. Éliot est presque identique. Après avoir consacré à peu près les deux tiers de son premier volume aux origines de la liberté dans l’Inde, en Égypte, en Perse, en Phénicie, en Grèce et en Judée, il poursuit avec plus de développemens son histoire chez les Romains, et, dans sa préface, il promet presque deux nouveaux ouvrages sur les progrès de la liberté en Europe depuis la réforme, et enfin dans le Nouveau-Monde. L’historien américain du XIXe siècle peut donc être comparé facilement au poète anglais du XVIIIe siècle. Entre eux deux, quel abîme ! Et pourtant Thompson n’était point un esprit inférieur, mais il appartenait à son époque, et partant il débute par nous retracer une peinture des premiers hommes et de leur innocence, qui sent la bergerie. C’était la mode alors : on ne trouvait rien de plus beau, de plus enviable que l’ignorance de la barbarie, l’ignorance de l’instinct, l’ignorance de la jeunesse ; on nommait cela la nature, absolument comme si la civilisation et toutes les acquisitions possibles de l’homme ne venaient pas aussi de la nature. M. Éliot, au contraire, nous montre l’humanité essayant ses premiers pas au milieu des larmes et des terreurs, le front plié sous le fardeau de ses désespérantes ignorances. Bien qu’il croie à un premier état de perfection antérieur à la déchéance, à partir de la déchéance il nous montre