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l’heureuse réussite d’un coup de main. Or, les espions étaient bien payés, les renseignemens excellens, et l’on manquait rarement son coup.

Chaque jour, après dîner, le général de Lamoricière interrogeait lui-même les prisonniers : un soir on lui en amène un, qui commence par s’accroupir à terre, puis tout à coup, relevant la tête et le regardant fixement, s’écrie : — Enta bou chechia, enta bou haraoua, et il répéta constamment ces paroles avec des gestes de terreur. Il faut savoir que dans la province d’Alger, lorsqu’il commandait les Zouaves, le chechia, coiffure tunisienne que M. de Lamoricière portait toujours, lui avait fait donner le surnom de père du chechia, de même que, dans la province d’Oran, il avait celui de père du bâton, ou, pour mieux dire, père la trique. Or, ce prisonnier était le cafetier d’un bataillon régulier de l’émir, il avait connu le général dans la province d’Alger, et il était frappé de crainte en voyant que le bou haraoua, dont tous les Arabes parlaient dans le pays, n’était autre que le bou chechia, qu’il avait appris à redouter.

— Je te connais, lui dit le prisonnier au bout d’un instant, te rappelles-tu que c’est moi qui t’ai remis une lettre au bois des Oliviers ?

— Oui, répondit le général, alors donne-moi des renseignemens sur le bataillon.

— Sur Dieu ! jamais. Je serai muet.

— Fais attention, je vais faire appeler le chaous, et le bâton frappera.

— Frappe, je serai muet.

— Non, ce n’est pas comme cela que je vais m’y prendre avec lui, dit le général à ses officiers, qui assistaient à l’interrogatoire ; il est trop fanatique. Je veux vous prouver que la corruption peut tout sur les Arabes. Bentzmann, prenez un sac de mille francs, et versez-en la moitié sur la table.

Au bruit des pièces d’argent, les yeux de l’Arabe commençaient à s’ouvrir, et sa prunelle se dilatait à mesure que les pièces s’ajoutaient aux pièces.

— Tu les vois, dit le général, elles t’appartiennent, si tu me mènes où sont les bataillons.

— Tes gens sont-ils prêts’ ? partons, dit l’Arabe en se levant brusquement.

— Ce n’est pas tout, reprit le général. Et il fit signe à Bentzmann de verser le reste du sac. Il me faut ta tribu.

— Je suis prêt, je te conduirai, dit l’Arabe, qui ne quittait pas l’argent du regard ; partons.

— Si tu es prêt, je ne le suis pas encore, dit le général, et je n’ai pas encore besoin de ta tribu ; mais demain, si tu me fais rencontrer les bataillons, comme je l’ai promis, la moitié de cet argent sera à toi.