Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 8.djvu/513

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

si aucun vent ne l’agite, comme il arrive souvent aux approches d’un gros temps, alors, par un singulier effet d’optique, les distances se rapprochent, et il semble que quelques coups d’aviron doivent suffire pour vous amener au port d’Arzeuw, que l’on aperçoit, avec ses maisons blanches, sur le rivage oppose, à une lieue du cap.

Quatre mille indigènes, des colons de tous les pays, une garnison nombreuse, vivent en bon accord dans la ville de Mostaganem, passant leurs jours sans soucis comme sans chagrins. Le musulman dit : C’était écrit, et le baptisé : Qu’importe ? Le résultat est le même ; aucun ne s’inquiète du lendemain ; le chef ne veille-t-il pas pour tous ? Le chef veillait en effet et voulait se rendre un compte exact de la situation des choses ; aussi, l’on peut m’en croire sur parole, le général n’eut guère de repos pendant le peu de jours qu’il resta à Mostaganem. Pour nous, dès que la liberté nous était rendue, nous passions notre temps avec les officiers de chasseurs, nos braves camarades, que nous retrouvions chaque soir au cercle qu’ils avaient établi dans l’une des baraques du quartier de cavalerie. Chacun trouvait à ce cercle la distraction ou le calme, à son gré. Les journaux et les revues couvraient la table, les canapés bourrés de foin invitaient au repos ; mais en revanche les échecs et les dames étaient la seule distraction du joueur, s’il se rencontrait par hasard, car les cartes étaient sévèrement interdites. Dans cette salle, pour tout ornement, une peinture grise couvrait les murs, une pendule décorait la cheminée, et les meubles étaient cachés par du coutil rayé ; mais un drapeau taché de sang, enlevé à l’ennemi par Geffine, et deux tambours du bataillon régulier d’Embarek, exterminé à l’Oued-Mala, étaient suspendus à la muraille. Il fait bon dans cette atmosphère de franchise et de cordialité ; tous ces Hommes revêtus de la même livrée glorieuse ont rencontré le danger, leur regard a vu la mort, et les armes dont le bruit accompagne chacun de leurs pas ne sont pas une vaine parade, mais bien souvent la protection de leur vie. Là, quand la main serre la main, chacun sait qu’au besoin elle se lèverait pour vous porter secours. Compagnons de fatigues et de périls, ils étaient sans cesse rapprochés par le danger. Dans un pareil milieu, la peine, la misère, et la basse jalousie, les amours-propres honteux disparaissent bien vite. Tel était l’esprit de ce régiment, disons mieux, de cette famille.

Comme le Juif errant, nous ne pouvions, hélas ! nous arrêter nulle part, pas même aux lieux où la halte était la meilleure. Le bateau à vapeur de la correspondance laissa en passant devant Mostaganem des plis pour le général de Lamoricière, lui annonçant la prochaine arrivée du maréchal Bugeaud à Oran. Ordre fut aussitôt donné de remonter en selle, et deux jours après nous mettions pied à terre dans la cour du Château-Neuf.


PIERRE DE CASTELLANE.