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de leurs caractères, vous apercevez les liens qui les unissent, qui les groupent moralement pour ainsi dire ; en un mot, c’est l’art à son apogée, avec toute sa magie, toute sa puissance, et, sauf sur les murs du Vatican peut-être, vous n’en trouveriez nulle part de plus merveilleux effets.

Cette sorte de disparate entre la naïveté des conditions extérieures de la composition et la supériorité de la pensée créatrice et de la mise en œuvre n’est pas le seul trait caractéristique que nous ayons à signaler. Il en est un plus saillant encore, nous voulons parler de la manière toute traditionnelle dont sont représentés deux des principaux personnages, le saint Jean et le Judas.

Ainsi qu’on l’a vu plus haut, la date de cette fresque n’est pas douteuse. C’est en 1505 qu’elle a été peinte. Lors même qu’on ne lirait pas ce chiffre sur le vêtement d’un des apôtres, on aurait une preuve équivalente : évidemment la fresque n’est pas antérieure à 1500, puisqu’avant cette époque le réfectoire n’était pas bâti. Or, en 1505, il y avait déjà plus de dix ans que Léonard de Vinci avait peint dans le couvent de Santa-Maria delle Grazie, à Milan, cette autre Sainte Cène que toute l’Europe connaît et admire. Bien que les communications ne fussent alors ni fréquentes ni faciles, nous ne saurions supposer que cette grande création, cette découverte d’un génie précurseur ; qui en un jour venait de faire l’œuvre d’un siècle, fût inconnue dans sa patrie. Les deux pays possédaient alors assez bon nombre de dessinateurs, peintres, et même graveurs ; Léonard avait conservé à Florence assez d’amis soigneux de sa gloire pour que son chef-d’œuvre dût y être reproduit au moins par le crayon. Lui-même, à la rigueur, eût pu prendre ce soin, puisque dans l’intervalle il avait repassé l’Apennin et revu ses foyers. Nous tenons donc pour certain que l’artiste qui fut chargé, vers 1504 ou 1505, de peindre dans ce réfectoire de S. Onofrio le dernier repas de Jésus et de ses disciples connaissait la façon toute nouvelle dont Léonard venait de concevoir ce sujet.

Qu’il n’ait rien emprunté de ces combinaisons savantes, de ces lignes étudiées, de ces balancemens pittoresques dont plus tard on devait tant abuser, mais qui, dans ce premier jet, brillait d’un éclat inconnu, et n’avait pas encore perdu l’accent de la vérité ; qu’il se soit volontairement refusé à donner à ses personnages ce feu, cette action, cette vivacité de gestes qui lui semblaient peut-être appartenir à des hommes s’échauffant de politique ou de controverse plutôt qu’à des esprits simples et croyans recevant de leur divin maître une suprême et douloureuse confidence, il n’y a rien là qui nous étonne. Les deux artistes évidemment n’obéissaient pas aux mêmes lois, ne tendaient pas au même but, et devaient différer dans les moyens ; mais, à quelque système qu’on s’attache, quelque fidèle qu’on soit aux vieux