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Capulet, en sa qualité de père de la divine Juliette, ne pouvait manquer d’être connu de tous les Roméos de Vérone, même de ceux qui se font la barbe en public. Nous suivîmes scrupuleusement l’itinéraire ; et en deux minutes nous touchions au but.

Lorsque nous arrivâmes devant la façade de l’hôtel, triste et sombre muraille çà et là percée d’ogives que quelques lierres grimpans festonnent encore, une charrette encombrait la rue, et de vigoureux portefaix, occupés à la décharger, remisaient d’énormes ballots dans la cour. Nous voulûmes d’abord croire à quelque erreur ; cependant il fallut bien se rendre à l’évidence. Hélas ! l’hôtel des Capulet n’est plus aujourd’hui qu’un vaste hangar à marchandises. Étrange vicissitude des choses d’ici-bas ! on dirait que les pierres, elles aussi, ont leur destinée. Il y a des siècles qu’un homme enrichi dans le négoce bâtit cet hôtel, et cet hôtel, en s’écroulant, retourne au négoce, finissant comme il a commencé. Murs délabrés, palais, comptoir, boutique, que seriez-vous à cette heure sans l’aimable figure apparue une nuit, au clair de lune, à ce balcon là-haut, à ce balcon qu’un reste de verdure égaie encore en souvenir de la plus amoureuse et mélancolique histoire qui fut jamais ! Là, Juliette s’est penchée vers Roméo, qui l’écoutait dans cette rue, de cette même place que nous occupons, car de jardin où chante l’alouette, l’hôtel du seigneur Capulet n’en avait point, au dire du chroniqueur de la ville, et ce fut à la porte Borsari, non loin de l’arc triomphal de l’empereur Galien, que ce duel si triste eut lieu dans lequel Roméo tua Tybalt.

Un jeune Russe, dont le nom a figuré, pendant la guerre d’Italie, sur les bulletins les plus honorables de l’état-major autrichien, qui joint à toute l’élégance d’un homme du monde une érudition du meilleur goût, le prince Troubetzkoï, nous avait recommandé, à Venise, de ne point quitter Vérone sans compulser dans les archives certain manuscrit ayant trait à l’immortelle légende. Nous n’avions garde de manquer à si précieuse indication, et notre exactitude fut bien récompensée. Ces pages, naïvement contées par le chroniqueur contemporain, ont un charme inexprimable ; c’est comme une fleur que vous respirez sur sa tige. Privilège admirable, acquis seulement à ces rares sujets qui semblent faits pour vivre aussi long-temps que durera le cœur humain, d’émouvoir sans fin notre pitié, d’attacher irrésistiblement notre intérêt, sous quelque forme qu’ils se manifestent ! Reproduits des milliers de fois par tous les moyens de création dont le génie dispose, ils ne lassent jamais ; on dirait qu’ils ne meurent que pour renaître, à la manière de ce printemps dont ils sont l’image dans le monde intellectuel. L’esprit toujours épris d’eux, les caressant, les cherchant, les poursuivant dans leurs modifications infinies, va du drame à l’opéra, de l’opéra au tableau ; puis, quand il a tout épuisé, poésie, musique,