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tout, anime tout, devine tout. À quelque point de vue que vous vous placiez de l’histoire, de la poésie, du sentiment, vous pouvez compter toujours qu’il vous aura devancé de trois siècles. Je ne parle pas ici de ces chroniques dramatiques où figurent des personnages de son propre pays ; je laisse de côté Richard III, Henri IV, Henri VIII et Wolsey. Il était là sur son terrain, et naturellement la tradition nationale venait en aide à son inspiration ; mais l’antiquité romaine, mais le moyen-âge italien, qui les lui a révélés ? Si ingénieuse et si inventive que la science historique moderne se soit montrée en France et en Allemagne, on ne saurait citer une notion nouvelle qui ne se trouve d’accord avec les fantaisies de ce poète frivole de la cour d’Élisabeth. Admirable dans le développement de ses caractères principaux, il vous étonne également par le naturel des figures de second plan. Autour ces passions sublimes qui s’agitent et vous entraînent vers les régions de l’idéal, vit un monde profondément vrai et réel, un monde que les contemporains, s’ils en pouvaient juger, n’hésiteraient pas à reconnaître, car c’est ainsi qu’il a été, qu’il a dû être. « Les Capulet n’ont jamais appartenu à la noblesse véronaise, nous disait à Berlin un noble Italien fort versé dans l’astronomie héraldique du firmament natal ; parlez-moi des Montecchi, à la bonne heure ! mais ces Capulet n’étaient autre chose que des marchands enrichis. » Si peu importante que fût l’observation, elle nous sembla neuve, et l’idée nous prit de chercher dans la tragédie de Shakspeare si nous n’y trouverions point trace de ce fait. Le croira-t-on ? même là-dessus il est irréprochable. Le riche Capulet, est-il dit à chaque instant ; celui qui épousera la jeune fille aura les écus (tell you, he that can lay hold o f her, shall have the chinks), poursuit la nourrice ; mais nulle part la moindre phrase en honneur de la naissance, le plus petit mot qui touche à la distinction du sang. Si quelque membre de la famille intervient, c’est tout simplement un vieillard parent des Capulet, car, pour Tybalt, on remarquera qu’il est cousin de milady, et non du seigneur Capulet, qu’on a épousé pour ses millions en se mésalliant quelque peu, comme il paraît qu’il arrivait aussi dès ce temps-là. Aux Montaigu, au contraire, toutes les marques de la plus haute considération ne cessent d’être prodiguées : ils sont les nobles Montaigu, les fiers, les superbes patriciens, et, chaque fois qu’ils se montrent, on a grand soin de les traiter en gentilshommes. Il ne s’agit là que d’un détail, et cependant nous y insisterions volontiers, car ces sortes de détails, sur lesquels ne s’étend pas la surveillance de l’esprit, sont pour le lecteur, lorsqu’ils se rencontrent en tout point conformes avec la vérité et l’histoire, ce qu’est la vigilance d’un gardien toujours en observation et sur la défensive, même alors qu’il ne nous attend pas.

Nous avions visité l’hôtel des Capulet ; nous voulions voir ce qu’on