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dominer la sauvage harmonie de la cataracte. Ces voix étranges montaient vers moi du fond de la barranca ; du côté de l’hacienda, c’étaient d’autres bruits, des piétinemens de chevaux, des cliquetis d’armes. D’où venaient ces sourdes rumeurs ? Étais-je sur un champ de bataille, au milieu d’autres victimes de la guerre civile ? Un massacre nocturne s’accomplissait-il à quelques pas de moi ? ou bien, comme je l’avais cru d’abord, la fièvre causée par ma blessure se changeait-elle en délire ? Peu à peu, je tombai dans un demi-sommeil, bercé par les mille bruits confus que je cherchai vainement à m’expliquer. Un cri d’angoisse plus strident que les autres ne tarda pas à me réveiller, et, décidé à lutter contre la somnolence où m’avait plongé la fatigue, je fis un effort pour me tenir sur mon séant, adossé à l’arbre qui me servait d’abri. L’orage redoublait, le feuillage du mesquito venait de céder sous l’effort de la pluie et me laissait exposé à l’eau du ciel. Des gouttes larges et tièdes inondaient mon front. Je ne sais quelle odeur de sang s’était répandue autour de moi. Je regardai mes mains, et il me sembla qu’un liquide rougeâtre se mêlait à la pluie qui les mouillait. Enfin une rafale plus impétueuse que les autres passa sur la campagne. Le mesquito sous lequel j’étais couché craqua bruyamment, et je sentis ses racines tressaillir sous le sol. Une branche morte tomba du faîte de l’arbre, une masse noire roula à côté de moi ; j’étendis machinalement la main, puis je la retirai avec un cri d’horreur ; mes doigts venaient de saisir une chevelure humide et visqueuse. En un moment, je fus debout, malgré ma faiblesse, et, les yeux tournés vers la cime de l’arbre, j’attendis qu’un éclair vint jeter ses lueurs sinistres au milieu des branches qui se courbaient en gémissant sur moi. Tout me fut alors expliqué. À chaque aisselle des rameaux du mesquito, une tête humaine avait été suspendue, sanglant témoignage de la cruauté des Espagnols. L’arbre sous lequel j’avais cherché un abri était un de ces hideux trophées que la sauvage fureur des soldats de Calleja multipliait dans nos campagnes. Je ne pus long-temps contempler cette horrible pyramide de débris humains ; j’avais cru reconnaître parmi ces têtes grimaçantes les traits d’anciens compagnons d’armes, et je tombai évanoui.

Ici le capitaine s’interrompit, il avait remarqué sur le visage de M. L. une expression de doute, et il reprit, après un moment de silence, en se tournant vers mon sceptique compatriote :

— Vous croyez peut-être que je vous raconte un mauvais rêve ? Détrompez-vous. Depuis que vous habitez le Mexique, vous avez dû rencontrer plus d’une fois des arbres chargés de croix de bois. Eh bien ! savez-vous ce que rappellent ces croix ? A la place de chacun de ces emblèmes funèbres était jadis une tête d’insurgé. Dans le Bajio surtout, ces arbres qui portent souvent cinquante à soixante croix rappelle